Prison 77 : détenus mais pas abattus
Le réalisateur de La Isla Minima s’empare d’une page d’Histoire espagnole difficile avec le rude, mais exaltant Prison 77.
Il est toujours d’utilité publique de rappeler qu’il y a moins de 50 ans, notre voisin espagnol sortait d’une longue et éprouvante période de dictature. Il fallut quelques années pour que ce qui était appelé la « transition » produise ses effets et projette la péninsule dans une nouvelle ère de démocratie. Le réalisateur Albert Rodriguez n’a pas oublié cette période. Après avoir suivi une enquête tortueuse au cœur de l’Espagne post-Franco avec l’acclamé La Isla Minima, il nous enferme cette fois au centre de Barcelone dans la sinistre prison Model, avec Prison 77. Comme son nom l’indique, le film se déroule en 1977, alors que le pays commence tout juste à se remettre des ravages du franquisme, mais qu’une partie de ses victimes ne voit pas encore son destin changer. Dans les prisons, en général des lieux de torture pour les opposants, des détenus emprisonnés pour leur appartenance sexuelle, religieuse, politique, ou pour des délits de corruption imaginaire, purgent des peines disproportionnées. Albert Rodriguez se penche sur le mouvement de révolution né dans ce milieu carcéral pour défier la justice et obtenir la libération de centaines de prisonniers.
Comme des hommes libres
Prison 77 s’intéresse au sort de Manuel (Miguel Herrán, dont la bouille de chien battu innocent, mais résilient n’a pas changé depuis La casa de papel), jeune comptable risquant une peine de 6 à 8 ans pour avoir été embarqué dans une histoire de détournement de fonds dont il se retrouve seul responsable. En attendant un procès qui ne veut pas venir, il tente de faire le dos rond dans la vétuste prison Model, où les privations, vols et passages à tabac répétés se chargent de briser petit à petit sa volonté. Il fait ami-ami avec son compagnon de cellule, Pino (le toujours excellent Javier Gutiérrez, La Isla minima, Froid mortel), un « vétéran » retranché dans ses manières de dandy mutique et ses romans de SF. Bientôt, il rejoint le mouvement du COPEL, un collectif luttant pour obtenir l’amnistie des prisonniers de droit commun. Un mouvement révolutionnaire entre quatre murs, qui s’exprime par la révolte, l’action revendicative ou l’automutilation. Ces efforts désespérés leur permettront-ils de retrouver leur liberté, ou serons-t-ils oubliés de l’Histoire ?
« Rodriguez se fait incisif en critiquant l’immobilisme juridique et administratif qui laissait se détériorer une situation injuste. »
La force principale de Prison 77 ne réside pas dans la construction de son récit, qui par bien des aspects s’applique à reproduire les codes déjà éprouvés du genre carcéral (voir notre sélection Dix films de prison à découvrir pour s’en convaincre). Manuel est la figure classique de l’innocent sacrifié, l’entrée par laquelle nous découvrons les codes et les dérives de « la Modelo », décor monumental d’autant plus terrifiant et réaliste qu’il s’agit de la véritable prison où s’est déroulée cette histoire (l’établissement centenaire a été fermé en 2017 et devrait être transformé en lieu mémoriel). La naïveté du jeune homme, qui s’exprime entre autres par son entêtement à garder sur lui un costume blanc, un apparat de dignité, qu’il ne pourra garder longtemps, offre un point de départ parfait pour montrer le passage du temps et sa transformation en prisonnier politisé, désabusé, poussé au bord de la mort sans jamais pour autant perdre son espoir de jours meilleurs.
Une reconstitution épique
Face à lui, Pino passe par un arc inversé. Prison 77 tire une partie de son émotion de la réalisation progressive par ce personnage revenu de tout, persuadé de finir ses jours au trou, que la lueur s’est peut-être rallumée au bout du tunnel. Rodriguez brosse autour de ce duo poignant une galerie de personnages plus schématiques, attendus, mais donne ce faisant une réelle épaisseur à son épopée dramatique, qui rappelle les exemples les plus exaltants du genre. Qu’y a-t-il de plus cinégénique après tout qu’un héros innocent luttant jusqu’au désespoir pour sa liberté, même s’il ne s’appelle pas Steve McQueen ? Dans ce récit essentiellement masculin (on compte un seul personnage féminin, toutefois loin d’être inutile), l’entraide entre des protagonistes aux intérêts et passés contraires, unis contre toute attente autour d’un même but, est le catalyseur d’un récit riche en scènes fortes, en moments de suspense et de retournements de situation de dernière minute.
Rodriguez, doté d’un beau budget pour récréer cette période et emballer des séquences épiques notamment sur le toit de la prison (le film a d’ailleurs raflé presque toutes les récompenses techniques aux Goyas 2023), se fait incisif en critiquant l’immobilisme juridique et administratif qui laissait se détériorer, malgré les avancées démocratiques de la société, une situation injuste. Comme Les évadés, le film ne prend pas de gants pour montrer l’implacable violence exercée, même après la mort de Franco, par les matons et militaires qui régnaient d’une main de fer sur ce système carcéral pourri de l’intérieur. Prison 77 peut avoir la main lourde, mais il ne perd jamais de vue pour autant la véracité et le combat intérieur de ses personnages – il n’y a plus véritablement de gentils et de vilains dans ces circonstances, juste des hommes apeurés tentant de trouver le bon chemin vers la sortie. Ce combat-là est universel, viscéralement humain, mais replacé dans le contexte éclairant de cette Espagne des laissés-pour-compte dépeinte avec savoir-faire par Alberto Rodriguez, il retrouve toute sa vibrante noblesse.