Les anges gardiens : les armes fatales de San Francisco
Avant 48h et L’Arme Fatale, il y avait Freebie et Bean, les deux flics les plus bourrins et vulgaires de San Francisco. Un petit tour en voiture ?
Signe que Les Anges gardiens est un film précurseur, il s’ouvre, littéralement, sur un plan tarantinien « vu du coffre » de nos héros, deux flics déversant le contenu d’une poubelle dans leur voiture pour y trouver des indices compromettants. Au moins, les choses sont claires dès le départ : Freebie Waters et Benito « the Bean » Vasquez sont moins des justiciers urbains que des charognards pour qui la fin justifie les moyens. Une posture au doux parfum de seventies, à la mode en cette année 74, date de sortie du film de Richard Rush, lancé pour surfer sur la vague du succès de French Connection.
Rien à voir avec Jean-Marie Poiré, non
Quarante ans plus tard, Les anges gardiens (Freebie & the Bean en VO, ce qui est à la fois plus classe et évite la confusion avec l’uber-navet psychédélique de Jean-Marie Poiré), malgré qu’il soit tombé dans l’oubli, a gardé son côté politiquement incorrect intact. Freebie et Bean (surnommé ainsi – « Le haricot » – par son partenaire… parce qu’il est d’origine mexicaine) sont deux flics qui ne lâchent rien, surtout pas leur bête noire Red Meyers, un richissime escroc, qu’ils vont être contraints de protéger pour un procès médiatique. Seulement, là où Popeye Doyle ou l’inspecteur Harry parviennent à être efficaces tout en piétinant avec un joli grincement de dents les règles de la bienséance, ces deux flics-là sèment plutôt le chaos partout où ils passent, encastrant leur véhicule dans un immeuble (après avoir renversé quelques majorettes !) ou réduisant en bouillie des dizaines de voitures lors d’une poursuite à moto. Le tout sans oublier de lâcher en chemin un tombereau d’insultes racistes ou misogynes. Dans ces deux rôles, James Caan, alors auréolé du triomphe du Parrain et Alan Arkin (Argo, Little miss Sunshine), étrangement casté dans la peau d’un mexicain, surjouent frénétiquement des officiers de police qu’on imagine mieux en psychothérapie qu’aux commandes d’une enquête judiciaire.
On imagine mal une comédie, fusse-t-elle policière, mettre en vedette de tels lascars aujourd’hui. Des coéquipiers qui s’engueulent comme un vieux couple, ne sont jamais d’accord sur rien et cumulent les gaffes destructrices, donnant des sueurs froides à des supérieurs dépités… Des années avant 48 heures et L’Arme Fatale, Freebie & the Bean anticipe la formule d’un genre ultra-populaire. Sauf que ces personnages-là ne font rien pour être aimables ou sympathiques : Freebie est l’ancêtre de Martin Riggs, en plus homophobe, tandis qu’avec son costume et ses manières pincées, Bean ferait un parfait Murtaugh, mais un Murtaugh qui ne cracherait pas sur des pots-de-vin en forme de vestes gratuites. Le couple se révèle tellement macho que tous les rôles féminins (ainsi que le grand méchant, qui s’avère être… un transsexuel adepte de kung-fu) n’ont pas même le droit d’avoir un nom autre que « la femme de Bean » ou « la copine de Freebie ». Autres temps, autres mœurs (quoique, un tel conservatisme paraît un peu étrange pour la ville du flower power).
Anarchie, mal-être et bastons homériques
Le charme purement anarchique qui émane de Freebie & the Bean, d’autant plus efficace que le film a été comme on l’a dit purement et simplement oublié par Warner pendant des années (il n’est même pas sorti en France à l’époque), on le doit en partie à son réalisateur, Richard Rush. Spécialiste des films psychédéliques pour Roger Corman dans les années 60, Rush avait d’abord refusé le scénario, avant d’avoir carte blanche pour y apporter sa touche. Le résultat est cinglant : divertissement assumé mais enragé, Freebie & the Bean véhicule à travers ses personnages rétifs à toute autorité un esprit anti-establishment particulièrement acide. Chose plus surprenante, l’attitude suicidaire de nos buddies traduit en filigrane un certain mal-être, une sorte de peur intime face à une société dans laquelle ils ne se reconnaissent plus. Logique dès lors que « Bean », qui a peur que sa femme le trompe et la houspille alors qu’il ne peut vivre sans elle, passe sa rage sur un suspect lors d’une anthologique baston dans un restaurant. Ou que Freebie, persuadé d’être la réincarnation de Bullitt, conduise sa voiture droit dans le 3e étage d’un immeuble en contrebas d’une autoroute. Tant qu’à être excessifs, autant vivre dans l’excès.
Lors de sa sortie en décembre 1974, Freebie & the Bean sera, à la surprise du studio, un énorme succès, le plus important de l’année même pour Warner Bros. Un succès qui amènera les producteurs à tenter une déclinaison télé en 1980 : la série, qui ne reprenait aucun des acteurs du film, ne durera qu’une saison. Richard Rush, lui, parviendra à concrétiser la même année son projet le plus ambitieux, Le diable en boîte (alias The Stuntman), une satire d’Hollywood à mi-chemin entre La nuit américaine et L’homme qui tombe à pic. Malgré ses trois nominations aux Oscars dont une pour meilleur réalisateur, l’échec du film condamnera Rush à l’anonymat, dont il ne ressortira que pour signer un Color of Night de sinistre mémoire avec Bruce Willis.
Freebie & the Bean, lui, retrouve la lumière en 2012 après une projection à l’Étrange Festival en 2012. Le DVD du film est effet disponible depuis le 15 mars, mais uniquement à la demande sur warnerbros.fr/tresors, dans la collection « Trésors criminels ». À découvrir… ne serait-ce que pour se rappeler le parfum toujours enivrant des cascades en décors réels et sans trucages. Un ingrédient dont Les anges gardiens ne manque assurément pas.