Time and Tide : il était une nouvelle fois Tsui Hark

par | 14 mars 2019

Retour sur Time and Tide, œuvre fascinante signée Tsui Hark, qui 10 ans avant Detective Dee s’attaquait au film d’action avec la soif d’expérimentation d’un jeune prodige.

À son retour à Hong-Kong en 1999 pour tourner Time and Tide, Tsui Hark a tout d’un survivant. Le réalisateur des Il était une fois en Chine a régné pendant près d’une décennie sur le cinéma de la péninsule à travers sa firme Film Workshop, et a accouché dans la douleur d’un chef d’œuvre, The Blade, dernier coup d’éclat avant la rétrocession à la Chine. Suivant l’exemple de ses pairs, John Woo et le regretté Ringo Lam, le génie barbu part découvrir Hollywood par la bande, en tournant deux fois de suite avec la star du moment, Jean-Claude Van Damme. Double Team et Piège à Hong-Kong, aussi attachants qu’ils soient par certains aspects, sont de véritables navets. Deux films tenant autant du sabordage que de l’expérimentation masochiste. Ils ont au moins cela de bon qu’ils ont dû dégoûter à jamais le cinéaste de Hollywood, revenu chez lui faire ce qu’il sait faire le mieux : bousculer les formes et surprendre son public.

Et autant dire qu’avec Time and Tide, Tsui Hark a trouvé la lumière au bout du tunnel, en même temps qu’il bouclait une décade prodigieuse de la plus spectaculaire des manières. Moins de 20 ans après sa discrète sortie française en salles (c’était en 2001, et il vous est sûrement passé sous le nez si vous étiez là), ce polar explosif, libre et éreintant bénéficie enfin d’une édition haute définition à sa hauteur, agrémentée d’un livret et de goodies, chapeautée avec amour par Carlotta Films.

Action immédiate

Tenter de résumer l’histoire de Time and Tide serait vain et superflu. Tsui Hark lui-même, débarrassé à l’époque de ses collaborateurs habituels (David Wu, le monteur alors également en transit aux USA, le chorégraphe et fidèle yes man Ching Siu-Tung) a volontairement élagué les séquences explicatives pour se concentrer sur l’instant, sur la frénésie visuelle et sémantique de son film, qui intègre dès sa citation d’ouverture une dimension existentielle, voire cosmique. Notre compréhension des personnages passe intégralement par le montage et le langage visuel. Ainsi, on peut dire que le film épouse de plein fouet la psychologie de son personnage principal, un barman sympathique et incapable nommé Tyler (Nicholas Tse et sa mèche, que l’on a recroisé récemment dans Les sentinelles du Pacifique) : celle de vivre sans se soucier du lendemain, donc des conséquences. La vie n’est que chaos, et avance à son rythme, sans but précis ni finalité, mais avec frénésie, carburant aux sentiments extrêmes. Ce principe déjà casse-gueule touche à la démesure quand entre en scène Jack (le rockeur taïwanais Wu Bai), tueur ultra-expérimenté qui est en tous points l’opposé de Tyler. L’indolent garçon devient agent de sécurité pour subvenir aux besoins de sa conquête d’un soir, une inspectrice de police qu’il a mise enceinte. Mais Jack, bien que futur père lui aussi, a un tout autre bagage. L’arrivée de cet ancien mercenaire dans l’histoire peut immédiatement laisser sur le carreau les spectateurs les moins attentifs, puisque avec lui débarquent les méchants du film (ses anciens collègues, auprès de qui il s’est endetté) et une vague histoire de détournement de fonds en Amérique du Sud. Peu importe, en fait.

Renaissance au milieu du chaos

Si elle complexifie à outrance les enjeux du film, cette trame la relance aussi dans une autre sphère. Après avoir cligné de l’œil avec malice et à plusieurs reprises au cinéma langoureux de son compatriote Wong Kar-wai, Tsui Hark accélère le rythme d’un cran. Il fait de sa caméra un protagoniste à part entière de l’aventure, mise en péril autant que ses héros durant des scènes d’action qui remettent en cause la gravité autant que notre appréhension classique du montage. Les idées fusent et jaillissent, jusqu’à la scène-clé du HLM, durant laquelle une fusillade dans un immeuble en ruines passe du plan horizontal en plan vertical, à la faveur d’un mouvement de caméra signature proprement renversant (et suicidaire). Une note d’intention pour Tsui Hark, qui a amassé semble-t-il des influences touchant à tous les arts, du jeu vidéo au clip, et ranime alors tout en augmentant la mise les fantômes du John Woo d’À toute épreuve.

Cette scène d’anthologie est emblématique mais reste insuffisante pour résumer la folie cinétique qui parcourt l’œuvre. Comme le démontre un touchant plan final, le vrai thème de Time and Tide, derrière les explosions de grenades numériques au ralenti et les jump cuts affolants, c’est la prise de responsabilité. Héros de fiction fantasmés et poétiques, Tyler et Jack ne se contentent pas de rebondir d’un coin à l’autre du cadre. Ils se construisent au fil de l’histoire une famille, une vraie, et leur véritable victoire ne sera pas d’éliminer leurs adversaires (comme dans un vrai film d’action donc), mais par exemple de faire accoucher une femme au beau milieu d’un combat. Créer la vie plutôt que de s’en tenir au massacre perpétuel, à l’heroic bloodshed qui avait fait le succès de la Film Workshop dans les années 80.

On pourra lire en filigrane dans cette production séminale, témoin déjà anachronique d’une période de bouillonnement créatif sans équivalent dans le cinéma chinois, les tourments qui ont dû agiter Hark après sa mésaventure américaine. Il lui fallait repartir de zéro, expulser une forme de frustration et être à nouveau dans la course, lui l’infatigable créateur de tendances. Une renaissance qui sera suivie d’autres, notamment sa réinvention en pourvoyeur de divertissement populaires pour le marché chinois, avec ses Detective Dee et La bataille de la montagne du tigre. Mais c’est une autre histoire…