The Age of Shadows : l’armée des agents doubles
Réalisé par Kim Jee-woon, The Age of Shadows s’avère être un thriller historique prestigieux, rutilant et gorgé de morceaux de bravoure.
The Age of Shadows est un film événement à plus d’un titre : il marque le retour au pays d’un cinéaste adoré du public coréen, Kim Jee-Woon, après une escapade américaine pas honteuse, mais déjà oubliée avec Schwarzenegger. C’est également le premier film sud-coréen co-produit par la filiale Warner Bros, qui avait déjà distribué Le dernier rempart. C’est, enfin, le film qui a été choisi pour représenter la Corée du Sud aux prochains Oscars, le singularisant ainsi comme l’une des productions les plus importantes de l’année.
The Age of Shadows s’avance donc sous des atours prestigieux, et dès les premières minutes du film, amorcées par un élégant pré-générique tout en profondeur, Kim Jee-Woon annonce très clairement la couleur de l’aventure à venir. Le réalisateur s’attaque pour la première fois au genre du film d’espionnage historique, et y a déployé comme à son habitude un redoutable savoir-faire technique et une obsession du cadre parfait qui transforme chaque séquence en un trésor d’esthétisme et d’atmosphère. Le cinéma commercial sud-coréen attache une grande importance à la sophistication de la photographie et de la mise en scène, et rien ne peut mieux le prouver qu’un long-métrage de Kim Jee-Woon, ici en pleine possession de ses moyens.
A l’ombre de l’Occupation
Loin d’être un simple film d’action, malgré une batterie de séquences d’anthologie ponctuant la narration comme autant d’explosions rythmiques, The Age of Shadows nous renvoie plutôt à des références classiques du genre, de L’armée des ombres (les deux titres ne sont d’ailleurs pas très éloignés) aux films de Carol Reed et Alfred Hitchcock. « L’âge des ombres » en question désigne les années 20, dans une Corée sous occupation japonaise – elle ne retrouvera sa liberté qu’en 1945. Le spectateur occidental, plongé sans préavis dans cette époque douloureuse et complexe, pourra se sentir logiquement perdu dans le récit qui se met en place : une dizaine de personnages, coréens et japonais, s’entremêlent dans des scènes de dialogues touffus, mais l’architecture du scénario, inspiré pour partie de faits d’armes réels, devient peu à peu de plus claire.
« Kim Jee-Woon a déployé comme à son habitude un redoutable savoir-faire technique et une obsession du cadre parfait. »
D’un côté, nous suivons un groupuscule de résistants, emmené par Kim Woo-Jin (l’idéalement déterminé Yoo Gong, vu dans Dernier train pour Busan), qui derrière la couverture de son magasin d’antiquités, prépare à Séoul des attentats à l’explosif avec l’aide d’anarchistes hongrois. De l’autre, l’armée japonaise est obsédée par le démantèlement de ces cellules rebelles, aidée dans cette mission par un ancien résistant bilingue ayant retourné sa veste, Lee Jung-Chool (Song Kang-Ho). Le chef de la résistance (joué le temps de quelques scènes par l’un des acteurs fétiches du cinéaste, Lee Byung-Hun, récemment à l’affiche des Sept Mercenaires) n’a pas oublié cet homme déchiré entre deux allégeances. S’il a pu être « retourné » une fois… pourquoi pas deux ? Cherchant tous les deux à trouver l’identité de la taupe qui a infiltré le camp des résistants, Woo-Jin et Jung-Chool se lancent dans un jeu de dupes sur fond de voyage à Shanghaï, alors qu’un officier japonais zélé et brutal, Hashimoto (impressionnant Um Tae-Goo) participe également à la traque…
Toute Résistance est (f)utile
The Age of Shadows s’ouvre avec une séquence particulièrement impressionnante, où Jung-Chool encercle à l’aide d’une armée de soldats bondissant de toit en toit un leader de la Résistance, qui s’avère être en fait un ancien camarade. Avec un sens du rythme et du montage dans le mouvement hypnotisant, Kim Jee-Woon emballe une introduction d’anthologie qui place immédiatement la barre haut pour les deux heures à venir, tout en symbolisant en une image le déséquilibre des forces en présence. Face au pouvoir du nombre et au rapport de force écrasant, la rébellion dans Age of Shadows doit exister dans le mensonge, la fuite et les fausses identités. Le cinéaste ne s’était pas montré aussi patient, aussi retenu dans ses effets depuis au moins Deux sœurs : la première partie du film est ainsi faite entièrement de discussions stratégiques, de filatures sous la pluie et de rencontres dans des arrière-cuisines. L’esprit de Melville semble s’être téléporté dans cette valse de faux-semblants, d’une densité qui pourra s’avérer décourageante pour les moins avertis.
Mais durant tout ce temps, le spectateur peut s’émerveiller sur le soin démesuré apporté à la reconstitution de cette trouble période. Avec une richesse de détails insensée, le film donne à sentir et à ressentir une atmosphère d’écrasant fatalisme, où même les signes d’un possible bonheur (l’idylle à peine esquissée entre Woo-Jin et sa charmante camarade Yun Gye-Soon, la famille aimante de Jung-Chool) sont relégués au fond du plan, broyés sous le poids du sens du devoir et la certitude qu’il vaut mieux mourir libre que de vivre entravé. De ce point de vue, Kim Jee-Woon ne fait pas dans la demi-mesure : les rebelles y sont montrés comme aussi héroïques et dédiés aveuglément à leur mission, que les Japonais sont impitoyables et sadiques. L’incertitude, la zone grise dans laquelle subsiste une partie de la population, s’incarne elle dans le personnage de Song Kang-Ho, acteur idéal pour interpréter un homme insaisissable, dont l’indécision se lit dans chaque regard fuyant, et constitue le moteur même du suspense
Dernier train pour Séoul
Le revers de l’histoire, dans l’observation patiente de cette figure tourmentée qui devient un agent triple parce qu’il se laisse aussi abuser par les beaux discours, c’est qu’une bonne partie des personnages secondaires de The Age of Shadows s’avèrent unidimensionnels. En dehors du trio principal, Kim Jee-Woon fournit peu d’espace au reste du casting pour exister, autrement que par leurs actions et leurs alibis scénaristiques. Cela s’avère handicapant dans le dernier acte du film, qui verse une louche de mélodrame saignant (oui, malgré les apparences, le metteur en scène de J’ai rencontré le diable n’a pas perdu son goût pour les saillies gore) dans l’affaire sans que cela ne nous bouleverse vraiment. Ce qui nous rive à l’écran, c’est cette drôle d’amitié qui se noue entre deux hommes que les circonstances rapprochent contre toute attente, c’est ce sentiment d’inéluctabilité qui entoure un mouvement résistant pour qui chaque sacrifice est déjà une victoire.
Bien sûr, ces nobles idées sont indissociables du film dans son ensemble, mais The Age of Shadows n’en reste pas moins un divertissement populaire, qui veut aussi en donner pour son argent au public. Kim Jee-Woon ne paraît jamais plus libéré que lorsqu’il délivre après une exposition élaborée des morceaux de bravoure orchestrés de main de maître : la pièce de résistance centrale enferme ainsi pendant trente minutes tous les personnages principaux dans un train reliant Shanghaï à Séoul. Tandis que les uns se cachent avec leurs explosifs parmi les passagers, les autres fouillent chaque wagon pour les arrêter. Et au milieu, Jung-Chool change de camp à chaque porte, retardant l’inévitable confrontation et tâchant d’identifier la taupe en même temps. S’il fallait voir The Age of Shadows, ce serait pour ce morceau de cinéma invraisemblablement brillant, dont l’exécution rappelle les grandes heures de De Palma – cité presque sans le vouloir dans la scène suivante. Un monument de tension d’une portée telle que la suite pâlira un peu en comparaison, malgré quelques vrais pics d’intensité (notamment un attentat monté au son du Boléro de Ravel). S’il se révèle classique dans ses intentions, The Age of Shadows n’en est pas moins terriblement moderne et grisant dans sa confection. De quoi espérer que Kim Jee-Woon ne soit pas encore obligé, comme ses héros, de s’exiler pour continuer à nous faire voyager dans son fastueux univers…