Apollo 10 ½ : viser la Lune et refaire le monde
Balade nostalgique à travers les sixties fantasmées du Texas pré-alunissage, Apollo 10 ½ vise juste et nous prend au cœur.
Soyons honnêtes : l’âge avancé faisant son œuvre, nous avons tous rêvé, et plus d’une fois, d’embarquer dans une machine à remonter le temps pour retourner visiter, même en simple observateur, les moments-clés de notre enfance. Cet âge qui nous définit puis nous échappe est toujours dessiné dans notre mémoire avec des contours glissants, déformés, à tel point que l’on en convoque les meilleurs souvenirs, sans pour autant être persuadé de leur exacte réalité. Cette forme de nostalgie rêveuse, cette matière poreuse et sacrée, beaucoup de réalisateurs installés en ont fait la base de leurs travaux tardifs, à commencer par Quentin Tarantino et son Once upon a time… in Hollywood. Un film qui jouait consciemment avec la réalité de l’Histoire californienne qu’il recréait amoureusement. Sans doute Tarantino a-t-il vu depuis le nouveau film de Richard Linklater, Apollo 10 ½ : les fusées de mon enfance (ok, oublions ce sous-titre niaiseux), qui plonge dans la même décennie-clé de l’histoire des USA, les sixties, en la conjuguant par contre à la première personne : celle d’un gamin haut comme trois pommes, qui serait parti sur la Lune comme on monte dans un parc d’attractions à la pointe de la technologie.
Un mille-feuille insouciant à la Prévert
Alors âgé de 10 ans et habitant à Houston, Texas, près de la Nasa où travaille son père, Stanley (Milo Coy) aurait été choisi par deux ingénieurs cravatés pour un voyage secret vers la Lune, seul astronaute à bord d’une capsule trop petite pour un adulte. Cette histoire secrète que nous raconte en voix-off, avec un ton goguenard, le cinquantenaire Stanley (Jack Black, fidèle de Linklater), est bien sûr totalement loufoque. Elle donne son titre amusant au film, mais n’est bien qu’un prétexte, une porte d’entrée perchée – et néanmoins relatée avec le plus sérieux détachement, sauf quand Stanley tue le temps en lisant un numéro de Mad dans sa capsule en orbite – au véritable projet narratif de Linklater : ouvrir un grand livre d’images sur ce qu’était l’Amérique, le Texas, la vie d’un ado en cette année 1969.
« Stanley raconte, décrit, énumère, idéalise un âge perdu,
où semble-t-il tout était possible. »
Le voyage vers la Lune, rythmé comme tout Apollo 10 ½ par une succulente bande-son (là encore Linklater se montre aussi maniaque et prolixe que QT) fait office de parenthèse affabulatoire dans ce récit en forme de mille-feuilles à la Prévert, badinant dans un océan de références, d’anecdotes, de micro-gags et de micro-récits, de saillies satiriques bien senties, qui petit à petit forment un univers dans lequel l’esprit vagabonderait bien sans fin. Stanley a un frère, quatre sœurs, des parents aimants et débordés, et vit dans un quartier tout neuf et « tout plat » où l’ennui des jeunes de sa génération génère mille aventures. De la découverte des flippers aux voyages en voiture sans ceinture, mais avec alcool (hello l’insouciance) ou aux tirs de fusées artisanales, des jeux d’enfants où on se casse un bras aux séances de drive-in en catimini, en passant la Bataille pour le temps d’écran (il n’y en a qu’un, il grésille et est à peine en couleur) qui culmine la nuit fatidique du 20 juillet, Stanley raconte, décrit, énumère, idéalise un âge perdu où semble-t-il tout était possible.
À hauteur d’enfance
S’il est obsédé par le temps qui passe (entre la trilogie des Before et son Boyhood tourné sur plus d’une décennie, il a beaucoup expérimenté sur ce thème, à la manière d’un Truffaut américain), Richard Linklater est aussi très doué pour bâtir des capsules temporelles, comme Dazed and Confused et Everybody wants some !, dont l’évidence et la dimension intimiste sautent immédiatement aux yeux. Apollo 10 ½ figure en bonne place dans cette lignée, sans compter bien sûr le fait que le cinéaste réemploie pour la troisième fois, après Waking Life et A scanner darkly, la rotoscopie.
Même s’il a le look d’un film d’animation basé sur des techniques en 2D traditionnelle, le film est bien tourné en live, mais tout est passé à la moulinette grossissante et saccadée du procédé, colorié de couleurs chaudes et pétaradantes. Il faut un temps d’adaptation pour accepter cette drôle d’apparence, mais l’effet de halo enfantin colle finalement bien à l’ambiance rétro recherchée par Linklater, qui a eu le temps de peaufiner son bébé pendant les confinements. Il confère un côté intemporel à ce bonbon acidulé à hauteur d’enfance, léger et profond à la fois, qui murmure, le temps d’un événement historique vécu les paupières à demi closes, que nos souvenirs n’ont pas à être sérieux ou même réalistes pour nous être indispensables.