Aux frontières de l’aube : quand le vampire se refait un culte
Western vampirique précurseur, Aux frontières de l’aube n’a rien perdu de son aura, 35 ans après son échec en salles.
Il est tentant d’utiliser à tort et à travers l’expression de film culte. Parce qu’un long-métrage est cher à notre cœur, qu’il représente une part non négligeable de notre psyché adolescente, au point de qualifier alors nos films préférés de « cultes », en oubliant au passage que l’expression n’est pas la plus appropriée. Un film culte ne peut pas, par essence, être populaire, grand public : c’est justement parce qu’il est occulté, chéri en secret, méconnu qu’il se crée un culte autour de lui – certains peuvent en revanche devenir un peu plus connus, au fur et à mesure que le cercle de leurs « adorateurs » grandit. Titanic n’est pas un film culte. Aux frontières de l’aube, par contre, l’est totalement. Le deuxième long-métrage de Kathryn Bigelow, de plus en plus réhabilité au fil des décennies, aura mis longtemps à être reconnu, en dehors du cercle des cinéphiles attentifs, comme l’une des meilleures variations sur l’éternel thème du vampirisme. Un mythe qu’au crépuscule des années 80, la future réalisatrice de Zero Dark Thirty dépoussiérait dans tous les sens du terme, avec bien plus d’efficacité que son concurrent officieux de l’époque, le très pop et daté Génération Perdue – que certains continuent, allez savoir pourquoi, de qualifier de film culte.
Heure magique et prédateurs nocturnes
Lorsque Kathryn Bigelow, qui a tâté de toutes les formes d’art contemporain tout en s’essayant au mannequinat, se lance avec Eric Red (Hitcher) dans l’écriture du scénario de Near Dark (titre original du film), son premier « vrai » film après la coréalisation The Loveless, histoire de motards qui révéla Willem Dafoe, l’idée est de mélanger un genre quasi-abandonné, le western, avec un autre bien plus en vogue, l’horreur fantastique. Aux frontières de l’aube naît ainsi de cette volonté de confronter les codes d’une mythologie bien spécifique (et déjà manipulée de bien des manières au fil des décennies), en l’occurrence la figure du vampire, à un milieu a priori complètement étranger : les grandes étendues rurales et urbaines de l’Oklahoma. Un territoire que le film capture à l’heure magique dans toute son écrasante beauté pastorale, mais qu’il visite aussi et surtout la nuit, sur fond de Tangerine Dream, quand les rues désertes, les dessous d’échangeurs routiers et les bars miteux deviennent de dangereux terrains de chasse pour des prédateurs noctambules.
« Aux frontières de l’aube flirte parfois avec une imagerie christique revisitée à l’aune de l’Americana pop. »
C’est lors d’une de ces nuits sans fin que le gentil cowboy Caleb (Adrian Pasdar, dans son premier rôle en tête d’affiche) tombe sous le charme d’une vagabonde nommée Mae (la comète Jenny Wright). Une idylle nocturne presque nunuche, à la lueur des phares, avant que le soleil ne commence à pointer et que Mae morde soudain Caleb dans le cou… L’aube se lève et Caleb, qui se met à griller dans les champs de la ferme familiale, doit se rendre à l’évidence : Mae l’a « transformé » et il doit rejoindre son clan d’immortels maraudeurs, composé de l’effrayant Jesse, sa compagne Diamondback, le psychopathe Severen (joués par le casting d’Aliens, le retour, soit Lance Henriksen, Jeanette Goldstein et Bill Paxton) et l’éternel enfant Homer. Une petite horde sauvage de marginaux, qui tue pour se nourrir et voyage d’État en État sans jamais voir le jour. Caleb refuse de devenir comme eux et veut s’échapper, mais met en chemin Mae et sa propre (et vraie) famille en danger…
Aux frontières du succès
Tout comme le Terminator de son futur ex-mari James Cameron marquait la naissance, indubitable, d’un grand cinéaste, Aux frontières de l’aube fait figure de révélation pour la metteuse en scène Kathryn Bigelow, que les bonus délicieusement vintage de l’édition Blu-ray montrent déjà, à l’époque, comme une artiste assurée, décortiquant avec clarté les enjeux d’un projet risqué pour son temps. Les deux films partagent le même directeur de la photographie, Adam Greenberg, qui compose avec sa réalisatrice une vision inoubliable de néo–western vampirique (le terme n’est, c’est important, jamais prononcé. Ni crocs, ni pieux, ni gousses d’ail et crucifix dans ces contrées : juste un soleil plus mortel que des balles), enfermant littéralement ses personnages dans des ténèbres déliquescentes, de motels défoncés en bouges dépeuplés, que Jesse et sa bande parcourent comme des goules punks ivres de leur immortalité. De par ses thèmes, Aux frontières de l’aube flirte parfois avec une imagerie christique revisitée à l’aune de l’Americana pop, la lumière faisant ici office de purification salvatrice, perçant le Mal et ses représentants de mille feux, notamment lors d’une séquence d’assaut armé bluffante.
Que dire aussi de la fameuse scène de bar, carnage sous haute tension où le cabotinage animal de Paxton et la décontraction meurtrière de Henriksen explosent au grand jour, sur fond de juke-box dépenaillé ? Cette scène, comme bien d’autres dans Near Dark (citons le face-à-face final entre Caleb et Severen, d’où est tirée la marquante affiche du film), grouille de plans mémorables, contribuant à créer un monde parallèle qui imprègne notre inconscient bien après le happy end où l’amour triomphe de tous les macabres obstacles qui l’entravaient (grâce à une belle idée permettant de faire du sang l’origine de la malédiction mais aussi son moyen de guérison). Malgré cette ultime concession, Aux frontières de l’aube connut un gros échec commercial à sa sortie. Cela n’empêchera pas Bigelow de se faire remarquer des producteurs, puis de connaître quelques années plus tard le succès avec Point Break, autre histoire de communauté de marginaux (des surfeurs braqueurs cette fois) implosant au contact d’un élément étranger à la fois séduit et rétif à leur insolente liberté. Le genre vampirique connaîtra lui quelques bouleversements avant d’intégrer massivement la pop culture dans les années 90 et 2000, via des films et séries qui partageaient beaucoup, sans même le savoir peut-être, avec cette relecture incandescente au romantisme noir du monde des buveurs de sang.