Blue Ruin : la vengeance de l’homme doux
Série noire rappelant les frères Coen, Blue Ruin raconte la vengeance d’un homme fragile prêt à tous les sacrifices pour venger ses parents.
Le moins que l’on puisse dire c’est que Jeremy Saulnier, perle du cinéma indépendant à qui l’on doit Green Room et le récent Rebel Ridge sur Netflix, a progressé à une vitesse vertigineuse entre son premier film Murder Party et Blue Ruin. Comédie horrifique rendant hommage à Halloween, Murder Party ressemblait au premier brouillon d’un étudiant filmant ses camarades de classe, une « archive » personnelle selon les termes du réalisateur, qui fut malgré tout la première collaboration entre lui et son futur acteur fétiche Macon Blair. Après plusieurs années en tant que chef opérateur, Saulnier a monté une opération de crowdfunding pour faire financer son premier long-métrage « professionnel » : le polar très noir Blue Ruin. Les plus de 37 000 $ récoltés sur Kickstarter ont permis l’émergence d’un thriller réaliste salué à Cannes, Deauville et Locarno. Pour pousser les internautes à débourser leurs dollars, Saulnier a vendu du rêve : un film « destiné à plaire aussi bien aux cinéphiles les plus pointus qu’aux fans de Die Hard ». Dans un certain sens, il disait vrai, mais Blue Ruin ressemble davantage à un mix entre Into The Wild et Fargo. L’action désirée au départ n’est que la conséquence d’une intrigue bien plus intéressante.
La loi du plus faible
Blue Ruin débute sur un superbe montage sans paroles, décrivant la vie d’un vagabond nommé Dwight. Ce dernier sort bien vite de sa vie d’errance pour se lancer dans une véritable épopée vengeresse, suite à la libération de l’assassin de ses parents. Macon Blair, tantôt doux et fragile, tantôt brisé et inquiétant, s’investit pleinement dans ce personnage complexe, qui passe par une transformation physique impressionnante. Dwight est un homme simple, bien élevé, qui dans une situation différente ne ferait jamais de mal à une mouche. Pourtant, sa détermination sans faille le pousse à accomplir les pires horreurs. Enfermé dans une logique stérile de loi du Talion, il perd peu à peu sa personnalité et son envie de vivre sa vie. La fin du voyage lui apporte une note d’espoir inopinée, qui donnera également du sens à sa vengeance sans pitié.
« La complexité des personnages se déploie
petit à petit, avec minutie et virtuosité. »
Blue Ruin nous emmène au cœur de la Virginie, un microcosme redneck aux allures de décor de western moderne, où les armes à feu règnent en maître absolu. Un pays réduit à des règlements de compte sanglants, où les pistolets et fusils se collectionnent et s’utilisent avec une banalité renversante. Ce bouleversement des valeurs marque la particularité du film. Dwight, qui déteste et ignore les armes reste un paria, un homme « faible », dans une société où il est « normal » de tuer « légalement », se lance dans une vendetta jugée peu recommandable par ses proches. « Je comprends, mais je pense que ce tu fais n’est pas bien », explique après un règlement de compte particulièrement saignant son meilleur ami, pourtant un véritable fou de la gâchette assumé. Même sa propre sœur estime que Dwight est contraint à tuer et à les tuer tous. La spirale de la violence l’emporte et le sang coule tellement que faire machine arrière devient rapidement impossible.
Naissance d’un cinéaste passionnant
Jeremy Saulnier truffe ce voyage d’un humour noir brillant (Dwight, en pleine cavale se fait soigner à l’hôpital, après avoir tenté de jouer les docteurs lui-même sur sa jambe), ce qui donne un ton léger inattendu à ce film par ailleurs intransigeant. Le montage se ressent notamment comme un acte de bravoure : la complexité des personnages se déploie grâce à lui petit à petit, avec minutie et virtuosité. Sans paraître trop hermétique, l’intrigue distille ses informations au compte-gouttes, avec un héros quasi muet au début de l’histoire, et guère plus loquace par la suite. Sous son épaisse barbe et ses cheveux hirsutes, les yeux de Macon Blair valent bien plus qu’un long discours. Dix ans après sa sortie, Blue Ruin reste l’acte de naissance d’un cinéaste passionnant, un souvenir de vraie découverte en festival qui parie, chose bien trop rare, sur l’intelligence du spectateur.