Sea Fog : les sombres héros de la mer

par | 23 mars 2024 | Rétroaction

Sea Fog : les sombres héros de la mer

Réalisé par le coscénariste de Memories of Murder, Sea Fog nous embarque dans une captivante odyssée maritime, entre pêcheurs vénaux et clandestins apeurés.

Le nom de Shim Sung-Bo ne vous dit peut-être rien. Pourtant, le scénariste est le co-auteur avec son camarade Bong Joon-Ho de l’un des plus fabuleux films réalisés en Corée du Sud, le mémorable Memories of Murder. Un titre emblématique dont Sung-Bo n’a pas autant tiré crédit que le futur réalisateur de Parasite et Le transperceneige. Dix ans plus tard, l’écrivain passé lui aussi à la mise en scène a en tout cas frappé un grand coup avec Sea Fog, littéralement « brouillard de mer », un projet ambitieux que Joon-Ho est venu épauler en qualité de producteur… et de co-scénariste. La boucle est bouclée, et de belle manière, tant Sea Fog – Les clandestins a vocation à marquer les esprits.

L’histoire de ce film est basée, et cela ne nous vient jamais à l’esprit en le voyant, sur une pièce de théâtre tirée elle-même d’un terrible fait divers survenu en 2001. En dévoiler les tenants et les aboutissants reviendrait à spoiler les principaux rebondissements du scénario, mais il suffit de rappeler que cette histoire-là ne se termine pas bien.

La cargaison interdite

Sea Fog : les sombres héros de la mer

Sea Fog se déroule, hormis durant quelques scènes, à bord d’un bateau de pêche rouillé par les années et au bord de la ruine. Couvert de dettes, trompé négligemment par sa femme délaissée, le capitaine Kang (Kim Yun-Seok) ne peut malgré son expérience que contempler la disparition progressive d’un métier et d’un état d’esprit. Il décide en allant voir une vieille connaissance d’accepter une offre de travail illégale et dangereuse : transporter des immigrants sino-coréens clandestins depuis la Chine jusqu’en Corée. Face à cette promesse d’argent facile, Kang n’hésite pas et rassemble son équipage, où Dong-Sik (Park Yu-Chun) fait office de bleusaille, pour repartir en mer, alors qu’une mauvaise météo s’annonce. Nous sommes en 1998, et les six hommes naviguent vers un destin tourmenté, l’expédition prenant au fil des événements un tour de plus en plus tragique…

« Malgré son aspect rugueux, son besoin de ne jamais souligner le spectaculaire de ses situations plus que de raison, Sea Fog n’en est pas moins une œuvre impressionnante. »

Ils sont rares, les films qui choisissent ainsi de larguer les amarres de la terre ferme et d’embarquer le spectateur sur un bateau aux contours et aux couloirs étroits, tout en proposant un spectacle passionnant. La deuxième heure des Dents de la mer vient à l’esprit, sauf que l’ennemi auquel est confronté l’équipage du « Junjin » n’est pas une force de la Nature indomptable, mais la nature humaine elle-même. Solaire, voire léger dans ses premiers moments (un plan de la sortie du port du bateau cite directement le classique de Spielberg, soulignant le côté grisant de la liberté propre à ces métiers de la mer), Sea Fog bascule à partir du moment où les clandestins montent à bord du navire dans des zones obscures, les ténèbres recouvrant comme dans une tragédie grecque l’espace mental et physique des personnages.

Entre romance et réalisme

Sea Fog : les sombres héros de la mer

Si l’identification à ces pêcheurs formant une sorte de famille un peu rustaude fonctionne aussi bien, c’est parce que Shim Sung-Bo réussit à détailler avec maestria les vies et le travail de ces pêcheurs rudes à la tâche. Le réalisateur s’appuie sur un montage sec, une caméra à l’épaule au plus proche des acteurs, pour créer ce sentiment de réalisme documentaire, qui nous permet en peu de temps d’être familiarisés avec tous les recoins du « Junjin ». Sans doute inspiré par la scénographie très précise de son compatriote Bong Joon-Ho, Sung-Bo et son chef opérateur Hong Kyeong-Pyo (qui avait travaillé… sur Le Transperceneige) s’attachent à partir de la spectaculaire séquence « d’abordage » des clandestins à définir les composantes de son drame en s’appuyant sur des jeux de lumière révélateurs.

Le pont et la cabine supérieure sont ainsi définis par une couleur blanche rouillée, tandis que la funeste cale à poissons baigne dans le noir et le gris. Les couchettes et surtout la salle des machines, elles, sont gorgées de couleurs chaudes et ocres : c’est dans ces espaces restreints que les passions s’exacerbent, pour le meilleur (une romance naît entre Dong-Sik et une passagère) et pour le pire (tout le reste). Le décor unique de Sea Fog devient donc, de manière naturelle, l’une de ses plus grandes forces : le refus du plan large, le côté urgent d’une caméra qui jamais ne se repose, le l’absence de lyrisme, tout contribue à nous embarquer, corps et âme, avec cet équipage confronté à ses plus vils instincts.

Un voyage qui va vous hanter

Sea Fog : les sombres héros de la mer

Malgré son aspect rugueux, son besoin de ne jamais souligner le spectaculaire de ses situations plus que de raison, Sea Fog n’en est pas moins une œuvre impressionnante. Après un abordage chaotique mené sous une pluie battante, les séquences où le « Junjin » se retrouve bloqué dans la fameuse brume du titre tirent le film vers les rivages du film d’horreur à la Hammer. De manière imperceptible, la mise en scène s’adapte progressivement à cette ambiance lugubre, se faisant opératique, stylisée. Le capitaine Kang et les siens cessent d’être ces pittoresques marins aux mauvaises manières pour devenir les protagonistes à la dérive d’un drame pessimiste, d’où personne ne ressort indemne.

Bien sûr, il y a cette histoire d’amour, aussi touchante qu’incongrue, mais essentielle dans le dernier acte, le vrai point problématique d’un récit par ailleurs très maîtrisé. Malgré les qualités qu’il démontre à marier les tons, les ambiances, dans un ensemble populaire et complexe émotionnellement (personne dans cette histoire n’est vraiment mauvais, même cet inspecteur des gardes-côtes corrompu), Shim Sung-Bo se laisse aller à la facilité dans ses dernières bobines. Définis pour certains par un simple trait de caractère (le vieux fou, l’obsédé, le bras droit fidèle), les membres de l’équipage font basculer le film dans le jeu de massacre. La subtilité passe par-dessus bord, au profit d’une lutte à la mort où peut briller le charisme bourru de Kim Yun-Seok, star locale révélée par The Chaser. Yun-Seok hérite du rôle le plus attachant de Sea Fog, celui d’un type poussé aux pires extrémités par les circonstances, au point que sa raison de vivre (être capitaine de « son » bateau) passe au second plan. Shim Sung-Bo lui offre une séquence sublime, dont la puissance symbolique évoque autant le Quint de Jaws que le Titanic de Cameron. Oui, rien que ça.

Dommage, dans ces conditions, que ce voyage s’achève en demi-teinte, avec un épilogue dispensable et éloigné des considérations de départ. Qu’importe : Shim Sung-Bo a pu briller le temps d’un film, presque aussi fortement que son camarade d’écriture (qui aurait, c’est en tout cas ce qui se murmure, été assez impliqué dans la mise en scène proprement dite du film).