Cold Skin : les créatures du bout du monde

par | 17 juillet 2019

Avec Cold Skin, aventure fantastique insulaire entre Robert Stevenson et Del Toro, Xavier Gens signe son meilleur film. Envoûtant, dépaysant et très original.

L’expression « nul n’est prophète en son pays » n’a jamais trouvé une aussi triste illustration que dans le cercle des réalisateurs de films de genre français. L’éternel débat sur la frilosité du cinéma hexagonal dès qu’il s’agit de toucher à l’imaginaire fantastique et horrifique est relancé à chaque projet qu’un Christophe Gans échoue à monter, à chaque nouveau talent obligé de partir à l’étranger pour trouver des financements, ou d’accepter des commandes alimentaires plus en phase avec les intérêts des grands financiers de la TNT. Dans le cas de Xavier Gens, l’incompréhension est encore une fois de mise : depuis la mise en boîte de Cold Skin, présenté à l’Étrange Festival 2017, le réalisateur de Frontière(s) a eu le temps de tourner et livrer la comédie Budapest. Pendant ce temps, Cold Skin a cartonné en Russie, en Espagne (où il a été tourné et co-produit), est arrivé sur Netflix aux USA…

En France, quinze mois plus tard, c’est vers les chaînes à péage et la vidéo qu’il faudra se tourner pour découvrir ce film d’aventures généreux et original, qui aurait en toute logique mérité sa place sur grand écran, tout autant qu’une comédie avec Manu Payet et Monsieur Poulpe.

Une aventure romanesque en diable

Dans Cold Skin, Xavier Gens délaisse l’horreur rentre-dedans qui a fait sa réputation pour aborder les rivages d’un fantastique plus romanesque dans ses inspirations, plus flamboyant d’une certaine manière, mais pas moins esthétique. L’action se déroule littéralement au bout du monde, sur une île désolée du cercle antarctique, sur laquelle s’installe en 1914 un jeune météorologiste (David Oakes, Les piliers de la Terre), avide de solitude, qui a pour mission d’observer le climat environnant. L’unique habitant est le gardien de phare de l’île, Gruner (Ray Stevenson, Thor Ragnarok, Rome), aussi bourru qu’inquiétant. Malgré les apparences, notre héros et Gruner ne sont pas seuls sur place : d’étranges créatures humanoïdes peuplent les eaux environnantes. Gruner tient sous sa coupe l’une d’entre elles, surnommée Aneris (Aura Garrido, El Bar). Et toutes les autres n’ont qu’une envie : prendre d’assaut le phare pour exterminer ces colonisateurs imprudents…

Une île mystérieuse dominée par un phare constituant son unique relief, des créatures qui inspirent à la fois la terreur et la fascination, des hommes seuls face aux éléments déchaînés… Cold Skin, adapté du roman de Albert Sanchez Piñol, professe dès ses premières minutes son amour pour le romantisme dans son sens le plus littéraire. Les fantômes de Robert Louis Stevenson, d’Edgar Poe et de Lovecraft s’entrechoquent dans cette fable aventureuse surnaturelle, où le mythe revisité de la sirène sert à dépeindre les démons qui agitent l’homme moderne, toujours en quête d’aventure, de conquête (territoriale ou charnelle), toujours soumis à sa soif de domination et de possession. Est-ce un hasard si l’action se déroule à l’aube d’une guerre mondiale où des milliers de soldats feront face, comme notre héros (sans nom autre que « l’ami » / Friend) et l’irascible Gruner, à des vagues d’assaut successifs découlant d’une haine mutuelle incompréhensible ?

L’île de la maturité

Tout comme dans les films de Guillermo del Toro, auxquels il est difficile de ne pas penser (La forme de l’eau vient à l’esprit pour le design de la créature, mais aussi Splice, que Del Toro produisait), les « monstres » sont ici plus métaphoriques que littéraux, car ils portent en eux une humanité que leurs adversaires leur refusent. Xavier Gens instaure rapidement une forme de triangle amoureux contre nature entre les deux hommes et Aneris, et investit avec l’appétit d’un débutant son magnifique décor, situé dans les îles Canaries, pour en sublimer le côté émotionnel, tout en construisant une mythologie originale autour des créatures amphibies à la peau lisse et froide. À l’aide d’une voix off objectivement un peu envahissante, d’une répétition de cycles de violence (Gruner et Friend se réfugient, nuit après nuit, dans leur phare, pour repousser les attaques des créatures, qui surgissent par dizaines des flots) et le passage des saisons, Cold Skin nous immerge réellement dans un monde crédible, hors du temps. En délaissant tout personnage ou décor secondaire superflu, le film revient à l’essentiel, il touche même, sans en avoir l’air, à l’universel.

Xavier Gens prend des risques avec ce projet qui constitue un changement de direction radical dans sa jeune carrière. On utilise souvent à tort et à travers l’expression de « film de la maturité », mais comment ne pas l’appliquer à un film adulte, ambitieux et riche de sens comme Cold Skin, un titre si éloigné sur le papier et à l’écran d’un Hitman ou de son The Crucifixion (autre titre toujours inédit dans notre pays) ? Même si le récit peut sembler handicapé par de notables ellipses et questions restant sans réponse (notamment sur le personnage de Gruner, incarné par un Stevenson possédé), Gens déploie ici un style ample, racé et un goût pour les plans majestueux – certaines attaques nocturnes feraient de splendides planches de comics – qu’on ne lui connaissait pas. Le réalisateur a prouvé depuis avec Budapest toute sa versatilité. La mise en avant, après des mois d’attente, d’un Cold Skin, sans aucun doute son meilleur film, permettrait au grand public de découvrir enfin toutes les facettes de son talent.