El bar : la paranoïa selon Alex de la Iglesia

par | 28 septembre 2017

Dispo en vidéo et sur Netflix, Pris au piège permet de prendre des nouvelles d’Alex de la Iglesia. Bonne nouvelle : le réalisateur est toujours aussi énervé !

Depuis l’échec dans les salles françaises de ses Sorcières de Zugarramurdi, Alex de la Iglesia n’a malheureusement plus la côte. Hormis les fans du cinéaste espagnol, qui sait que son avant-dernier opus, Mi gran noche est disponible exclusivement dans les profondeurs du catalogue Netflix ? Pris au piège, plus sobrement et explicitement titré El Bar en version originale, a eu plus de chance. Parallèlement à un bref passage dans les festivals, dont L’Étrange à Paris, le film a été édité en vidéo et VOD, et s’est retrouvé aussi mis à disposition sur le portail de streaming américain – qui soit dit en passant, fait beaucoup pour rendre le cinéma espagnol en France, alors que celui-ci intéresse peu les exploitants.

Le cinéma d’Alex de la Iglesia s’apprécie pourtant particulièrement sur grand écran. Derrière son approche rentre-dedans du cinéma, trop hystérique pour certains, on ne souligne jamais assez la virtuosité épuisante de ses réalisations et la complexité effarante de ses dispositifs scéniques. Celui qui à ses débuts carburait au système D, ruant dans les brancards d’un cinéma sclérosé (une attitude qui a galvanisé toute une génération de compatriotes, comme le révèle le documentaire Herederos de la Bestia, projeté également à l’Étrange Festival), s’est rapidement affirmé comme l’un des formalistes les plus doués de sa génération, en même temps un satiriste féroce de son pays natal. Retrouvant pour El Bar son fidèle coscénariste Jorge Guerricaechevarría, De La Iglesia emballe une nouvelle fois un film qui ne fait pas de prisonniers, qui fait s’étrangler les rires (nombreux) dans un torrent de cruauté d’autant plus palpable qu’il s’appuie sur une situation de crise aux accent universels.

Un café, une balle, l’addition

L’histoire se déroule à Madrid, dans un quartier agité du centre-ville. Un plan-séquence (qui en évoque un autre de la carrière du réalisateur, dans Crimes à Oxford) présente à la volée une poignée de personnages n’ayant rien en commun, si ce n’est qu’ils vont se retrouver sans le savoir au mauvais endroit au mauvais moment. Une working girl un peu bourgeoise, un vieil homme d’affaire, une dame accro aux machines à sous, un SDF illuminé, un hipster accro à son ordinateur… ainsi que le personnel du bar un peu miteux dans lequel tout ce petit monde se retrouve par hasard. Autant de quidams qui vont se rapprocher par la force des événements. Dans le cas présent ? La mort brutale d’un des clients sortant du dit bar, fauché par un sniper en pleine rue. Panique totale, cris de terreurs, et bientôt l’évidence : impossible de sortir de l’établissement, au risque de se prendre une balle. Piégés, les survivants cherchent une explication à leur malheur, mais ce sont surtout la paranoïa, la peur et l’instinct de survie qui vont finir par dicter leurs décisions…

« Devant la caméra d’Alex de la Iglesia, aucun personnage n’est éternellement bon ou mauvais. »

Abordant à nouveau le genre du huis-clos angoissant, mais de manière beaucoup plus claustrophobique que dans Mes chers voisins, Alex de La Iglesia dépeint avec El Bar une petite communauté de personnages que l’on pense pouvoir cataloguer au premier coup d’œil, mais qui vont acquérir une (voire plusieurs) dimension insoupçonnée, en étant soumis à une pression immédiate et inédite pour eux. Difficile de ne pas déceler dans cette situation de crise, où l’on assimile – de manière hilarante – les hipsters aux extrémistes (à cause de la barbe !), où sont évoquées les attaques parisiennes, où la soumission à la religion est représentée comme une dangereuse pente vers la folie pure, la volonté d’Alex de la Iglesia de chroniquer et de brocarder un état d’esprit post-attentat. Dans El Bar, les causes du chaos sont extérieures au quotidien des protagonistes, elles leur sont même étrangères (les médias, cible de choix récurrente du cinéaste, sont omniprésents mais peu fiables). Mais elles viennent malgré tout percuter de plein fouet leur petite vie rangée et exacerber leurs frustrations. Il ne sert à rien de se rêver plus solidaire et concerné qu’on ne l’est en réalité : quand la mort sonne à votre porte, le XXIe siècle, plus qu’aucun autre, est celui du chacun pour soi.

Un puit sans fond d’égoïsme

Dans ce petit théâtre bunuelien de l’égoïsme ordinaire, le metteur en scène se montre particulièrement virulent. La misanthropie qui parcourt souvent ses films, ce désespoir devant la nature humaine dont on s’échappe dans de grands éclats de rire carnassier, est mise en évidence dans cette histoire qui plonge progressivement et très littéralement dans des abimes de sauvagerie et de retours aux instincts les plus basiques. Devant la caméra du réalisateur, aucun personnage n’est éternellement bon ou mauvais : El Bar nous les expose nus, désemparés face à cette nature profonde qui dicte leurs actes au gré des circonstances. Derrière sa nature de tour de montagnes russes ultra-cinématographique, explosant les barrières physiques qu’il s’est lui-même fixé (quitte à accepter quelques facilités pour retarder la progression de l’histoire), le film se révèle brutal avec son audience. Celle-ci – surtout en Espagne – ne s’attendait sans doute pas à voir les fidèles acolytes d’Alex de La Iglesia (Mario Casas, Jaime Ordonez, ou la regrettée Terele Pavez) comme les nouveaux venus (la sculpturale Bianca Suarez, dont le physique est au cœur d’une séquence viscéralement douloureuse) malmenés à ce point à l’écran. Il s’agit en fait d’une constante à laquelle le réalisateur nous a habitués : même divertissant, même puissamment universel dans les codes qu’il aborde et transgresse, son cinéma n’est jamais inodore, ni innocent. C’est ce qui le rend aujourd’hui si précieux.