Bide commercial cinglant, sacrifié par la suite par Sony Pictures dans tous les pays où le film a été distribué, ignoré complètement aux Oscars, Un jour dans la vie de Billy Lynn porte désormais le sceau évident de « film maudit ». Adaptation du roman de Ben Fountain, qui contrairement à ce qu’on pourrait penser ne s’inspire pas de faits réels… mais d’un spectacle de mi-temps de football américain en 2003, le film d’Ang Lee, qui sortait pourtant du triomphe inattendu de L’odyssée de Pi, vient d’être balayé de la main comme une expérimentation malheureuse, un caprice d’artiste coûteux qui ne nécessitait même pas d’être projeté dans les conditions voulues par son auteur.
Un héros (pas) comme les autres
Car oui, à ce stade (le film n’est plus visible en France à l’heure où ces lignes sont écrites, un mois après sa sortie), on ne vous apprend rien en rappelant qu’Un jour dans la vie de Billy Lynn est un film techniquement révolutionnaire : tourné en 4K native, avec des caméras tournant à 120 images/seconde (soit le double des Hobbits de Peter Jackson), et en 3D, le long-métrage avait pour objectif clair de nous immerger comme jamais dans la tête et le ressenti de ses personnages. Billy Lynn n’a pourtant rien d’un film à grand spectacle, rempli d’armées colossales et de scènes d’action, même s’il traite de la guerre en Irak. Le vertige sensitif que souhaitait procurer Ang Lee à son audience est plus une affaire de miroir symbolique : l’expérience déstabilisante que nous devions ressentir (vous vous rappelez ces étranges premières minutes devant Un voyage inattendu ?) devait refléter ce que vivait le soldat Billy Lynn, héros de guerre malgré lui parachuté dans un moment de glorification indécente des valeurs d’une Amérique aveuglée par les paillettes et le patriotisme. Et s’il est impossible d’expérimenter les choses comme l’auteur de Tigre et Dragon le souhaitait, du moins en France, la découverte du film « à plat » reste toutefois sacrément marquante.
[quote_center] »Ang Lee décrit ce bataillon de soldats guettés par de violents syndromes post-traumatiques, par touches de plus en plus révélatrices. »[/quote_center]
Tout comme Redacted, Un jour dans la vie de Billy Lynn débute sur des images d’archives, du « footage » à gros grain capturant au débotté un soldat américain en action lors d’un sauvetage désespéré en Irak. Ce soldat, qui traîne le corps de son supérieur à l’abri des balles, c’est Billy Lynn. « Le nouveau visage de l’héroïsme américain », entend-t-on en voix off. Billy (Joe Alwyn), n’est pas apparu, que déjà, il est présenté comme un concept, une affiche de propagande dans un conflit qui, comme le rappelle le film lui-même, est en 2003 très impopulaire. Ces faits d’armes ne sont pas le cœur du long-métrage, même si une bonne part – pas la meilleure – leur sera consacrée. Le cœur du sujet, c’est la tournée de promotion aux USA qui s’ensuit. Billy et ses camarades Marines font le tour du pays pour recevoir les honneurs. Ang Lee décrit ce bataillon de soldats potaches, patriotes, mais en réalité guettés par de violents syndromes post-traumatiques, par touches de plus en plus révélatrices. Le cynisme cinglant et le calme désarmant du commandant (Garrett Hedlund), la nervosité grandissante de certains, le côté désabusé de beaucoup, est capturé en filigrane de chaque discours de félicitation. Le bataillon parvient à mi-parcours à sa véritable « mission » promotionnelle : jouer les figurants de luxe lors de la mi-temps d’un grand match de football américain. Un spectacle pyrotechnique à l’américaine, puisque s’y produisent les stars du R’n’B d’alors, les Destiny’s Child (oui oui, le groupe où a éclos Beyoncé).
Hurrah pour les acteurs !
Le scénario d’Un jour dans la vie de Billy Lynn rejoue autour de cet événement aussi impressionnant que moralement douteux, tout le parcours qui a mené le jeune Billy jusque-là. C’est le parcours à la fois singulier et familier d’un post-ado sans repères, engagé pour payer les frais médicaux de sa sœur (Kristen Stewart), et qui se découvre une fois paterné par ses supérieurs (dont Vin Diesel) des capacités insoupçonnées. Un soldat tiraillé entre le choc psychologique causé par ce qu’il a vécu (la mort en direct, reléguée à chaque fois auprès du public au second plan) et la loyauté envers ses camarades de guerre, de grands enfants déboussolés tout comme lui. En toile de fond, Ang Lee et son scénariste Jean-Christophe Castelli déploient une galerie de personnages symboles (un mogul capitaliste immonde joué par Steve Martin, un agent hollywoodien sympathique interprété par Chris Tucker, une pom-pom girl très croyante incarnée par Makenzie Leigh) qui offrent autant de points de vue révélateurs sur l’Amérique d’aujourd’hui. Une nation qui cannibalise sa propre jeunesse et la convertit insidieusement à un nationalisme pervers sous de faux prétextes (Dieu, l’argent, la toute-puissance du spectacle). Un portrait hideux, qui ne pouvait que heurter une audience pas franchement encline à accepter une description aussi tranchée de son culte pour l’armée – avez-vous déjà vu un film de ce genre marcher au box-office ?
Pas éloigné dans son propos du Mémoires de nos pères de Clint Eastwood, qui interrogeait aussi ce paradoxe du soldat innocent glorifié pour avoir tué l’ennemi, alors qu’il obéissait juste à son instinct de survie, Un jour dans la vie de Billy Lynn s’appuie sur un bataillon d’incroyables performances. Quel que soit le genre qu’Ang Lee a abordé dans sa carrière, du wu xia à la comédie en passant par le western ou le drame romantique, il s’est toujours distingué par sa capacité à tirer le meilleur de ses acteurs. C’est encore plus vrai ici, puisque les stars qui se bousculent au casting écopent tous de rôles complexes ou peu flatteurs, à rebours de leur champ d’action habituel (c’est particulièrement vrai pour Steve Martin et Vin Diesel). Mais aucune, excepté peut-être Hedlund, ne mérite plus de louanges que le nouveau-venu Joe Alwyn.
Une expérience maîtrisée
Littéralement déniché au milieu d’une pelletée d’inconnus, le jeune comédien aux yeux bleu acier est le « poster boy » idéal de cette fable sur la déshumanisation instantanée des mascottes guerrières, vendues comme des paquets de céréales entre deux gorgées de soda. Ang Lee réussit à ne jamais faire de Billy une victime plus qu’il ne l’est : après tout, il s’est engagé volontairement, a suivi les ordres, et a perdu un peu (beaucoup) de son innocence au combat. Billy doit faire un choix mais aucun n’entamera la sympathie qu’on lui porte, car Alwyn parvient à représenter avec justesse sa force de caractère, son besoin d’empathie et sa clairvoyance quand au rôle qu’on veut lui faire jouer.
Partie prenante de ce récit formidablement incarné, la mise en scène d’Ang Lee reste, on y revient, l’atout maître d’Un jour dans la vie de Billy Lynn. Même dénué de ses atours futuristes, le film brille de mille feux à chaque image, le tournage en très haute résolution imposant une profondeur de champ et une profusion de sources de lumières dont le réalisateur profite à chaque instant. Lorsque Billy et ses camarades discutent dans les couloirs du stade, il est possible de contempler avec la même précision le match qui se déroule dehors derrière eux. Lorsque la caméra subjective est employée et que les acteurs brisent le quatrième mur en s’adressant à la caméra (vous avez dit immersion ?), chaque pore de la peau du visage nous saute aux yeux, chaque réplique vibre alors un ton au-dessus de la normale. Ang Lee travaille aussi des fondus enchaînés invisibles – et magnifiques – pour matérialiser les souvenirs qui s’incrustent dans le cerveau de Billy, et joue sur la rupture des raccord de champ / contre-champ pour mieux accentuer le surréalisme de certains dialogues. Le style se fait tantôt heurté, tantôt théâtral, avec cette abondance de grand angle sans déformation qui donne l’impression, même à plat, d’être coiffé d’un casque de réalité virtuelle. Ça n’est pas qu’un mince exploit de maîtriser à ce point un procédé balbutiant, mais Ang Lee parvient à nous donner envie de suivre ces évolutions, inévitables dans le 7e art, avec une attention renouvelée. Et l’espoir, pour l’instant un peu vain, que les exploitants et distributeurs parviennent à y croire aussi.
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Un jour dans la vie de Billy Lynn (Billy Lynn’s long halftime walk)
D’Ang Lee
2016 / USA – Chine – Royaume-Uni / 113 minutes
Avec Joe Alwyn, Garrett Hedlund, Kristen Stewart
Sortie le 1er février 2017
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