Il paraît loin, le temps où Kathryn Bigelow était considérée par un cercle de connaisseurs comme une excellente réalisatrice de « films musclés ». Par la grâce de longs-métrages effectivement virils dans leur imagerie et leur violence fétichisée, comme Blue Steel et Point Break, la cinéaste a été plus ou moins volontairement enfermée dans une case, certes prestigieuse, mais réductrice. Le silence radio qui a séparé la sortie de K-19 de celle de l’oscarisé Démineurs a permis de remettre drastiquement les compteurs à zéro.
En trois films, dont Zero Dark Thirty et ce Detroit, tous conçus à quatre mains avec son comparse Mark Boal, Bigelow s’est réinventée en spécialiste de l’exploration de la psyché abîmée de l’Amérique moderne. En traitant de sujets dont la brûlante actualité exacerbe les susceptibilités, la réalisatrice a changé de dimension, alors qu’il apparaît évident que les préoccupations sociales qui agitent Detroit ne datent pas d’hier. Dès Strange Days, en 1995, Bigelow parlait sous couvert d’anticipation fictionnelle de l’Amérique post-Rodney King et imaginait le futur d’une société où les dissensions entre races, et même entre sexes, avaient définitivement pris le dessus.
État de siège
Dans Detroit, Kathryn Bigelow tente d’explorer les racines de cette impossible réconciliation entre les peuples qui composent la fragile mosaïque étatsunienne. Cela passe par un générique naïf, étonnant, précipité pédagogique de l’histoire des migrations afro-américaines débouchant sur les images de descentes de police brutales dans les rades d’un quartier noir, au cœur du Detroit de 1967, au crépuscule d’une décennie marquée par des mouvements sociaux et démocratiques sans précédent. Le film bouscule le spectateur dans une première partie mélangeant brillamment images d’archives et reconstitutions paniquées d’une semaine d’émeutes parmi les plus violentes du XXe siècle. Bigelow filme des rues en proies aux flammes traversées par les tanks de la garde Nationale, comme si la capitale de l’automobile était une ville occupée d’Irak. Des patrouilles de soldats inquiets de Démineurs aux flics blancs canardant sans sommation des petits voyous noirs de Detroit, il n’y a qu’un pas que la mise en scène souligne implicitement.
[quote_left] »Ce huis-clos terrorisant donne une dimension palpable à la persécution la plus sommaire.. »[/quote_left]Puis le scénario resserre petit à petit ses enjeux et ses personnages autour d’un lieu unique, l’Algiers Motel : c’est dans cet hôtel un peu bohème que le drame se noue, autour d’une bavure qui prend vite des allures de massacre organisé. Après qu’un locataire un peu excité ait fait mine de tirer sur les soldats stationnés en contrebas avec un pistolet d’alerte, une poignée de flics racistes, de troufions ainsi qu’un vigile noir, Melvin Dismukes (John Boyega) fait une descente dans les lieux. La clientèle, parmi lesquels se trouve un chanteur à la voix de velours (bouleversant Algee Smith), un vétéran du Vietnam (Anthony Mackie) et deux filles blanches, est alignée face au mur, tandis que le leader des forces de l’ordre, Krauss (un Will Poulter métamorphosé) fait régner la terreur. Durant plus d’une heure, ce huis-clos terrorisant, où les croquemitaines portent les badges et des fusils à pompe, donne un visage et une dimension palpables à la persécution la plus sommaire. Pas d’héroïsme, pas de retour à la raison, pas d’échappatoire facile : Detroit nous atteint car il repose justement sur le côté inéluctable de ces événements, sur le sentiment physique d’impuissance qui saisit l’audience alors que les victimes commencent à tomber.
La colère et le dégoût
Manipulatoire ? Bien entendu : le film n’est pas une recréation dépassionnée d’un fait divers atroce – ce que beaucoup de détracteurs reprochent à Bigelow, d’ailleurs, critiquant une représentation biaisée des faits -, mais une démonstration de force destinée à secouer les consciences. Si le récit semble s’appesantir un peu trop sur les bourreaux, sur leur environnement professionnel et leur dynamique de groupe, au détriment de leurs victimes (Algee Smith est pourtant la figure qui domine le plus l’ensemble du métrage), c’est aussi parce que Bigelow et Boal dressent le constat d’un système qui a permis de donner naissance à de tels individus, et de perpétuer leur sentiment d’impunité. Ce n’est pas un hasard si Detroit consacre une large part de ses deux heures et demi de récit au procès qui a suivi le massacre de l’Algiers Motel. Ce qui est en jeu, durant ces séquences, c’est le rapprochement entre la violence physique des policiers, et le racisme institutionnalisé de la justice, tout aussi révoltant mais plus feutré. Melvin Bismukes, cet homme droit qui tente de s’intégrer mais paie à sa manière les pots cassés, en vomira de dégoût.
Conçu pour sortir au moment du cinquantenaire de ces événements de juillet 1967, Detroit n’aurait bien évidemment pas la même résonance, ni sans doute la même forme – urgente, intransigeante – s’il ne trouvait pas un écho dans notre époque actuelle. L’ombre du mouvement Black Lives Matter, de ces innombrables procès sans suite sur ces flics qui abattent des afro-américains désarmés aux quatre coins des USA, plane, évidente et menaçante, sur un film parfois bancal. Detroit pâtit objectivement du traitement elliptique réservé aux émeutes précédant la nuit du massacre : sitôt passée la séquence où un club clandestin est vidé manu militari de ses clients, Detroit est montrée comme une ville à feu et à sang – les victimes qui trouveront la mort au cours de ces émeutes sont à peine mentionnées. Mais l’exercice n’en est pas moins marquant, secouant, porté par une direction d’acteurs une fois de plus impeccable. Et son constat est d’autant plus amer qu’il s’appuie sur une plaie béante de l’Histoire pour commenter un présent encore plus déplorable. « Il était temps que le monde sache », clamaient les premières affiches du film. On sait maintenant (en partie), mais pourquoi, pourquoi ne sommes-nous pas plus étonnés ?
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Detroit
De Kathryn Bigelow
2017 / USA / 142 minutes
Avec Will Poulter, John Boyega, Algee Smith
Sortie le 11 octobre 2017
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