Le hasard du calendrier fait qu’en 2014, deux films pour ainsi dire jumeaux s’intéressent au thème hautement cinématographique du double. Et les deux films mettent en scène une star hollywoodienne confrontée, très littéralement, à son sosie, ce qui entraine son lot de vertiges identitaires et de situations à la fois ubuesques et glaçantes. Car si, pour paraphraser, l’enfer c’est les autres, imaginez un peu quel enfer doit être votre vie quand l’autre, c’est aussi vous ?
Double Jack
Projeté en avant-première au dernier festival de Toronto, au même moment que Prisoners, Enemy n’est pourtant pas le sixième mais le cinquième long-métrage de Denis Villeneuve, tourné après son très remarqué Incendies. Comme dans son formidable thriller, Villeneuve s’est adjoint pour les besoins de son histoire le toujours magnétique Jake Gyllenhaal, qui joue ici un professeur de lycée effacé en ménage avec Mélanie Laurent. Un soir, Adam, c’est son nom, loue une vidéo où il remarque un acteur qui lui ressemble trait pour trait, sans la barbe. Troublé, il finit par retrouver le comédien, qui est son sosie parfait, jusque dans la voix, mais s’avère plus entreprenant, plus dangereux aussi. Leur rencontre produit forcément un effet étrange, d’autant que chacun des deux souhaite s’immiscer dans la vie de l’autre…
Décrit depuis sa présentation comme une œuvre 100 % étrange, en dehors des modes et des genres, Enemy loucherait, dans son ton et sa confusion savamment entretenue entre rêve et réalité (le double d’Adam peut-il être une projection de son subconscient, Fight Club–style ?), sur La Quatrième Dimension. Le trailer officiel promet en tout cas une expérience inédite, une « sorte » de thriller évoquant Lost Highway : le style aérien et angoissant, presque ouaté, du réalisateur, semblant toujours être à l’ordre du jour. Gyllenhaal, dont le jeu varie idéalement entre hébétude contrôlée et colère rentrée, côtoie au casting Isabella Rossellini et Sarah Gadon (seule actrice à avoir joué à la fois pour Cronenberg père et fils, dans Cosmopolis et Antiviral). Si le film, assez anticommercial dans la forme comme dans le fond, peut bénéficier de l’effet Prisoners, il ne bénéficie pour l’instant pas d’une date de sortie officielle en France. Pressez-vous, messieurs les distributeurs !
La bande-annonce de Enemy
Jesse vs Jesse
[quote_right] »The Double se permet d’employer un ton plus caustique, même s’il devrait partager avec le film de Villeneuve son statut d’OVNI cinématographique de 2014. »[/quote_right]Prévu lui sur nos écrans le 11 juin, The Double est de son côté une adaptation libre du roman éponyme de Dostoïevski, paru dans sa première version en 1846. C’est un autre réalisateur en pleine ascension médiatique, Richard Aoyade, qui est aux commandes de cette production britannique, lancée dans la foulée de son premier long, Submarine. L’ancienne star de la sitcom IT Crowd dirige quant à lui l’omniprésent Jesse Eisenberg, aux antipodes de ses rôles de geek énervant mais touchant dans Zombieland et Insaisissables. À lui de personnifier le calvaire professionnel et personnel de Jacob Pétrovitch Goliadkine, plus simplement nommé Simon James dans cette adaptation. Simon est un fonctionnaire timide et lui aussi effacé, tout indiqué donc pour voir surgir dans son service son parfait opposé, en la personne… de James Simon. Plus séducteur, plus assuré, plus volubile, James, c’est en gros Eisenberg en mode Zuckeberg / Social Network. James veut le job de Simon, sa copine aussi (Mia Wasikowska, de Stoker) si possible, et si Simon ne fait rien pour l’en empêcher, son double lui prendra sans aucun doute sa vie. Le plus incroyable dans tout ça, étant que personne ne semble remarquer la ressemblance entre les deux hommes.
Par un savoureux hasard, The Double a été présenté également en septembre dernier au festival de Toronto, où les critiques ont couvert de louanges cette deuxième réalisation d’Aoyade, décrite comme virtuose et surprenante, et plusieurs trailers sont venus depuis appuyer ces dires. Les influences de Kafka, Terry Gilliam et David Lynch paraissent s’entrechoquer sans prendre le pas sur la profonde originalité du film, pour lequel Ayoade s’est entouré de son équipe habituelle, mais aussi du directeur artistique de Terence Malick et de Lincoln, David Crank, lequel l’a sans doute aidé à travailler ces choix de cadres et de lumières aussi tranchés qu’expressionnistes. S’il partage avec Enemy cette même angoisse sociétale, qui se matérialise par l’irruption d’un double cannibalisant, un doppelgänger en quelque sorte, The Double se permet d’employer un ton plus caustique, même s’il devrait partager avec le film de Villeneuve son statut d’OVNI cinématographique de 2014. Ce qui est doublement réjouissant, si l’on peut dire.