2012 est, en tout cas au niveau médiatique, l’année de Tim Burton. Deux nouveaux films sur l’agenda (Dark Shadows et le film d’animation Frankenweenie), une rétrospective intégrale à la Cinémathèque assortie d’une exposition prestigieuse – enfin, pour qui aime les dessins griffonnés sur des serviettes de cafétéria. Les livres et les hommages se multiplient pour celui qui, il y a bientôt 30 ans, bricolait dans l’indifférence des courts-métrages rendant hommage à la RKO et à Vincent Price, puis acceptait de passer au long-métrage pour satisfaire les envies de grandeur d’un comique pour enfants (le lunaire, et, hem, pornophile, Pee-Wee Herman). Et puis il y a eu l’homme chauve-souris, la rencontre avec Johnny, les premiers chefs d’œuvre et cette possibilité, fantasmatique, de s’amuser dans son propre univers avec la bienveillance et l’argent des grands studios. Burton est un cas à part, un artiste gentiment torturé dont l’imaginaire fertile s’est retrouvé assimilé par Hollywood à l’insu de son plein gré. Burton est devenu sa propre trademark, sa propre ligne de jouets pop-goth, son meilleur ennemi.

Et de fait, la cassure ne date pas d’hier : à l’orée du nouveau millénaire, l’émule cinéaste de Robert Smith est rentré en mode recyclage, et pire, a renié en sous-main les thèmes passionnants qui irriguaient une œuvre jusque là parfaitement cohérente (les freaks, de Beetlejuice à Ed Wood, sont les vrais maîtres du monde, et peuvent même le sauver des attaques martiennes) et visuellement époustouflante pour ne rien gâcher. De Big Fish en Alice au pays du LSD, de Chocolaterie bouffonne en Noces désincarnées, le réalisateur a conquis plus de nouveaux « innocents » qu’il a perdu de fidèles admirateurs. Surdoué et unique, Burton l’est toujours, mais cela ne se voit plus à l’écran que de manière sporadique, le temps d’un film creux mais sublimement macabre (Sweeney Todd) ou du prologue de Dark Shadows.

Les valeurs de la famille Montmirail

La famille Ad… Collins prend le soleil.

Car l’adaptation du show télé seventies (totalement inconnu chez nous, mais apparemment culte aux Etats-Unis) débute finalement plutôt bien. Avec une opulence visuelle qui est devenue son plaisir coupable depuis quelques années, Burton conte en quelques minutes l’histoire de Barnabas Collins, fils de bourgeois devenu vampire suite à la malédiction lancée sur lui par une amoureuse éconduite, Angélique Bouchard. L’action se passe autour du manoir familial des Collins, bordé par une falaise qu’on jurerait arrachée aux brumes de Sleepy Hollow. Le ton est au lyrisme tragique, en toute modestie, Danny Elfman est plutôt dans un bon jour, et on se dit alors que ce Burton-là pourrait être un bon cru.

Puis le scénario fait un bond dans le présent (enfin, 1972), et le soap aseptisé se met alors en branle, à la plus grande consternation du spectateur. Car s’il adapte un feuilleton assez atypique dans sa conception, Dark Shadows a le tort d’arriver longtemps, très longtemps après une autre adaptation à la fois humoristique et férocement gothique. L’effet de décalage recherché entre le monstre de foire et la normalité d’une petite ville fait en effet plus écho à La famille Addams qu’à la série de Dan Curtis. Barnabas est un déraciné qui vient du passé, ce qui nous vaut d’amusantes mais embarrassantes parentés avec Les Visiteurs, et une pelletée de gags lourdauds sur le consumérisme américain et les années hippies (où même un vampire étrange apparaît final, quelle jolie idée), jouant notamment sur le phrasé distingué dudit Barnabas, interprété comme souvent par un Johnny Depp en totale roue libre – et qui commence à sérieusement se répéter questions mimiques et haussements de sourcils.

Un soap mal digéré

Barnabas (Depp) et Angélique (Eva Green), amoureux ennemis pour les siècles des siècles.

Que le film navigue entre une certaine poésie fantastique et décalée (les descendants que Collins retrouve en même temps que son ennemie jurée, Angélique, sont tous des outcast à leur manière) et la pure comédie de situation propre au format série télé pourrait être une force. Cette recherche d’originalité dans le traitement ne suffit pas à masquer l’ampleur du désastre. À force de chercher à être drôle et savant, Dark Shadows perd rapidement tout intérêt en sautant d’une sous-intrigue à l’autre, en interrompant des trajectoires dramatiques à peine esquissées (Michelle Pfeiffer est complètement inutile en mère de famille dépassée) pour y placer ces fameuses saillies comiques soulignées au marqueur. Oh, une scène de sexe tout habillée sur fond de Barry White ! Ah, un montage musical avec Johnny Depp qui se brosse les canines (LOL) et dort à l’envers ! Tiens, Helena Bonham Carter !

En tant que parfaits néophytes étrangers à une série réalisée dans des conditions souvent artisanales, le public français ne pourra qu’écarquiller les yeux face à l’absence totale de caractérisation de l’ensemble de la famille Ad… Collins. Chacun est résumé à un trait de caractère : intel vole, l’autre boit, l’ado est rebelle, le petit garçon est craintif, et cache un secret qui est révélé… façon soap, justement, mais sur grand écran, l’effet apparaît comme totalement ridicule – cf. le personnage de Chloe Grace Moretz, qui hérite des punchlines les plus pourries entendues depuis Daredevil. Tout cela sans compter les incohérences, raccourcis et autres ellipses artistiques qui donnent l’impression de regarder le premier montage brut d’un film encore en cours d’écriture.

Restent quelques bonnes idées, quelques instantanés visuels qui prouvent que tout le monde ne dormait pas sur le plateau de ce gloubiboulga à base de coups de coudes aux petits zenfants et de clins d’yeux bien forcés à la fanbase burtonienne. Le visage d’Eva Green qui se craquèle (comme dans Legend of Zu !), le manoir familial prenant inexplicablement vie façon Hantise, ou cette fameuse falaise des Veuves devenue un repaire d’amoureux tragiques. Des lueurs d’espoir, dispersées dans un immense fatras reflétant la carrière totalement schizo du petit génie de Burbank, devenu faiseur de blockbusters pour son ami-star alors qu’il semble vouloir se réapproprier l’essence de son art. Reste à espérer que son Frankenweenie soit bien ce retour aux racines qu’il promet lui-même sans trop y croire.


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Unsurcinq
Dark Shadows
De Tim Burton
2012 / USA / 113 minutes
Avec Johnny Depp, Michelle Pfeiffer, Eva Green
Sortie le 16 mai 2012
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