De l’eau a abondamment coulé sous les ponts depuis 1990, année durant laquelle le grand public faisait connaissance avec « l’arme secrète de l’Amérique », les Navy Seals, dans le film du même nom avec Charlie Sheen. Dépeints, dans la foulée des Rambo et des productions Cannon, comme des surhommes indestructibles au brushing impeccable, dézinguant sans broncher de méchants arabes, les soldats d’élite de l’armée US ont depuis fait la Une de bien des journaux d’actualité, pour leur rôle dans les deux guerres menées par les États-Unis en Irak et en Afghanistan. Ce sont eux auxquels Jessica Chastain demandait, il y a un an exactement, de « tuer Ben Laden pour elle », dans le Zero Dark Thirty de Kathryn Bigelow. Surentraînés, suréquipés, les Navy Seals n’ont toutefois pas connu que des succès dans leur combat contre les Talibans, bien au contraire. Dans la lignée directe de La chute du faucon noir, Du sang et des larmes (traduction un brin grandiloquente de Lone Survivor) récrée avec un souci du réalisme exacerbé un épisode bien plus noir de l’histoire de ce corps militaire : l’opération Red Wings, qui s’est soldée par la perte de 19 soldats durant l’été 2005.
[quote_left] »Une fiction douloureuse et viscérale. »[/quote_left]C’est une tradition établie dans le genre du film de guerre, que de s’inspirer de faits d’armes particulièrement tragiques pour paradoxalement en tirer un récit édifiant, exaltant le courage des soldats face à la mort, et la solidarité entre frères d’armes. C’est à vrai dire aussi un thème fascinant, qui s’avère être au centre du récit de Peter Berg, lequel s’est immergé dans ce monde militaire pour adapter au mieux le livre de Marcus Luttrell, seul survivant (pas de spoiler, c’est le titre du film) de cette opération qui ne devait être au départ qu’une mission de routine.
L’enfer du devoir
Passé un générique patriotique et ambigu, qui n’aurait pas dépareillé dans une campagne de recrutement audiovisuelle, Berg colle aux basques des quatre principaux protagonistes de son récit, et retrace sans perdre de temps la mise en place de l’opération du 28 juin 2005, qui avait pour but de capturer un dirigeant taliban, Ahmad Shah. Cette escouade réduite, composée de Luttrell (Mark Wahlberg, débarrassé de tous ses tics de macho man), Mike Murphy (Taylor Kitsch, bien plus convaincant que dans Battleship), Danny Dietz (Emile Hirsch) et Matthew Axelson (Ben Foster, dont l’intensité de jeu ne faiblit décidément jamais) est parachutée dans les hautes montagnes afghanes. Malgré leurs moyens techniques, leur parfaite connaissance des stratégies d’approche et leur carrure athlétique, les Seals se retrouvent pris au piège à mi-parcours. Une famille de bergers et une mauvaise réception suffiront à faire déraper cette mission d’infiltration, qui se transforme en zone de combat une fois que 200 talibans encerclent les hommes. Luttrell ne devra son salut qu’à l’aide de villageois Pachtounes.
La filmographie de Peter Berg ne laissait pas présager une fiction aussi douloureuse et viscérale, malgré que l’acteur et cinéaste soit un féru d’imagerie militariste. Certes, Le Royaume avait déjà montré une volonté manifeste de la part de Berg de dépeindre la politique étrangère des USA dans le monde arabe sous un jour à la fois spectaculaire et documenté. Mais, tout comme ses productions suivantes (des Hancock et Battleship de sinistre mémoire), ce thriller sacrifiait déjà son intégrité sur l’autel de certains compromis commerciaux, malgré une fin plutôt osée pour une production de ce calibre. Du sang et des larmes, s’il n’a lui aussi rien contre un peu d’héroïsme pompier et de manipulation émotionnelle (Luttrell devient durant sa courte « captivité » ami avec un petit garçon Pachtoune, qu’il adopterait presque deux jours après), s’abstient de tout commentaire superflu sur l’activité militaire des États-Unis ou les règles d’engagement. « Ce qu’on fait ici ne regarde que nous », déclare à un moment Dietz, partisan de l’exécution des bergers capturés, qui les empêcheraient selon lui de réussir leur mission. Pourtant, leur supérieur Murphy décide de les relâcher, en connaissance de cause. Berg illustre ces choix sans emphase particulière, sans violons ni jugement. Comme dans le film de Ridley Scott, ce sont des hommes taillés pour le combat, et rien d’autre, qui sont au centre de l’histoire. Bien sûr, ils se vannent, parlent de leurs copines et rêvent de permission. Mais Berg les peint avant tout comme des accros de l’adrénaline plaçant la solidarité entre soldats plus haut que tout, et qui comme Wahlberg le montre dans un passage révélateur, deviennent orphelins s’ils n’ont pas leur fusil attaché au bout du bras. Leur dévouement et leur rage au combat rend d’autant plus déchirant leur calvaire, que le film dépeint avec une crudité rare.
Du calvaire… à la cavalerie
Le véritable Marcus Luttrell a déclaré avoir été peu remué par la vision du film qui retrace sa mission. Après tout, il l’a vécu lui-même, une fiction ne peut donc pas être pire. Le reste du public serrera lui forcément les dents à partir du moment où la mission part radicalement en sucette. Confrontés à une force supérieure en nombre, les Seals doivent engager un combat perdu d’avance, mais cela ne les empêche pas de montrer toute leur adresse, et leur endurance presque surhumaine. Impacts de balles dans tous les membres, visages boursouflés de coupures profondes, os à vif, et surtout, dégringolades parmi les plus vertigineusement douloureuses vues sur un écran de cinéma : Du sang et des larmes n’épargne rien à ses spectateurs, qui ne peuvent que hausser un sourcil en voyant, encore et toujours, ces increvables soldats se relever chute après chute. Pour un peu, on se croirait dans un remake contemporain de La passion du Christ, les maquillages du spécialiste de KNB Howard Berger (The Walking Dead) se chargeant d’illustrer avec le réalisme attendu la dégradation progressive de leur état.
Cette partie centrale est indéniablement le cœur dramatique du film, là où Berg tire le meilleur de sa troupe d’acteurs et de son environnement forestier (les montages du Nouveau Mexique tiennent lieu d’Afghanistan) et maintient une tension infernale en enquillant des fusillades et cascades à la véracité estomaquante. Rythmée par la musique planante d’Explosions in the sky, déjà compositeurs de Friday Night Lights, cette traque acquiert une dimension presque lyrique, les éclats de violence alternant comme autant de contre-points intimistes avec des plans de visages hébétés de ces soldats, dont les forces s’épuisent comme autant de morceaux d’une carapace supposée indestructible qui se briserait. Le troisième acte, qui suit le sauvetage inespéré de Wahlberg – le scénario fait étrangement l’impasse sur le côté survival de sa fuite, relaté avec beaucoup plus de détails dans le livre original -, apparaît en comparaison bien plus familier et calculé. Comme dans un Pearl Harbor, le film préfère conclure sa tragique histoire sur une note revancharde et cathartique, faisant détaler ses talibans – dépeints unilatéralement comme des sadiques sans scrupules – une fois l’inévitable cavalerie arrivée. Certes, là encore le film ne fait qu’adapter une histoire vraie, mais Du sang et des larmes touche avant tout au but lorsqu’il s’attarde sur le lien fusionnel qui relie ces Navy Seals, et sur « cette montagne où une partie de moi est morte ce jour-là », selon les mots de Luttrell qui clôturent sans plus d’effusion le film.
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Du sang et des larmes (Lone Survivor)
De Peter Berg
USA / 2013 / 121 minutes
Avec Mark Wahlberg, Taylor Kitsch, Emile Hirsch
Sortie le 1er janvier 2014
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