El Camino : la dernière cavale de Jesse Pinkman
Épilogue tardif pas forcément nécessaire de Breaking Bad, El Camino offre un baroud d’honneur au personnage de Jesse Pinkman et à une saga d’anthologie.
Était-il indispensable de retourner, six ans après le final de Breaking Bad, à Albuquerque ? La série culte de Vince Gilligan fait partie de ces rares exemples de shows ayant marqué leur époque, à avoir terminé son ultime saison en beauté. La saga de Walter White, prof de physique en phase terminale se transformant en baron de la drogue au Nouveau-Mexique, se terminait comme on s’y attendait dans un bain de sang et un sacrifice excusant en partie ses mauvaises actions passées. L’incarnation ultime de l’anti-héros moderne, à égalité avec Tony Soprano et Dexter, sauvait son acolyte Jesse Pinkman des mains d’affreux néo-nazis dans un dernier tour de piste tragique. Jesse, traumatisé, réduit à l’état d’esclave, retrouvait la liberté au volant d’une Camino déchirant l’asphalte dans la nuit… Fin ? Hé non. Vince Gilligan a voulu, contre toute attente, ajouter un paragraphe après ces points de suspension, pour remettre, une dernière fois, le dealer repenti devenu souffre-douleur de « Heisenberg » dans la lumière. Tourné en secret, dévoilé quelques semaines avant sa sortie sur Netflix, El Camino renvoie son interprète Aaron Paul six ans en arrière, pour reprendre les choses là où elles s’étaient arrêtées.
Les cadavres du passé
Et l’impression laissée par ce qui ressemble surtout à un long épisode spécial de Breaking Bad, un coda tardif qu’on s’injecterait comme un ancien addict pour se souvenir du bon vieux temps, est étrange. Car El Camino, pensé exclusivement pour les fans de la série, reprend exactement là où le show s’arrêtait, sur la route où Jesse fonce en quête de Liberté, avec un grand L. Sauf que le scénariste et réalisateur Gilligan lui a concocté un dernier parcours d’obstacles. Tout l’enjeu d’El Camino, un peu dérisoire en regard de ce qui précédait, consiste à suivre Jesse alors qu’il tente de fuir Albuquerque sans que les Stups et d’autres forces malfaisantes ne l’arrêtent avant. Alors le film fait défiler sur son chemin des figures plus ou moins familières du show, à commencer par ses potes « Skinny » Pete (Charles Baker) et Badger (Matt L. Jones).
« Le film offre à Jesse une porte de sortie en forme d’exutoire bien mérité. »
Breaking Bad n’étant pas une série tendre avec ses personnages, peu d’entre eux ont survécu au fil des saisons, et c’est avant tout à travers des flash-backs que le fan service va fonctionner à plein régime. Telle une succession de scènes coupées, El Camino nous renvoie à des périodes précises de la série, en faisant interagir Jesse avec sa copine Jane (Krysten Ritter), ce bon vieux Mike Ehrmantraut (Jonathan Banks), ou Walter lui-même (Bryan Cranston, affublé d’une « perruque » de chauve pour l’occasion), le temps d’une scène nous renvoyant à la deuxième saison, celle des premières « cuissons » dans un camping-car devenu célèbre. Mais le plus gros de son temps passé, Gilligan va nous éclairer sur une période moins « riche » de la vie de Jesse : sa captivité aux mains du clan de l’oncle Jack, et de son affable mais psychopathe neveu Todd. Un gaillard mémorable vu qu’il était incarné par Jesse Plemons (Fargo), lequel fait son retour avec vingt kilos de plus et une bouille bien ronde… alors que l’histoire est censée se dérouler avant la fin de la série ! Autant dire que pour ceux qui enchaîneront les derniers épisodes et ce film de 2019, cette flagrante incohérence temporelle sera incroyablement gênante.
Un duel pour la route
Si nous comprenons difficilement le choix de faire tourner à ce point l’intrigue d’El Camino autour de la relation entre Jesse et Todd, cet angle narratif fournit à Gilligan, pas un manchot en termes de dialogues, une bonne excuse pour trousser une sorte de série noire tendue et imprévisible, à la manière des meilleurs épisodes de la série mère. Photo et mise en scène sont toujours aussi cinématographiques et pleines de subtilités, et le scénario parvient une fois encore à faire jaillir une dimension tragique et mythique de scènes a priori triviales. Gilligan nous laisse en outre recoller les morceaux d’une intrigue faisant ressurgir des personnages très secondaires (comme l’entremetteur joué par Robert Forster, dans son dernier rôle) sans nous laisser le temps de refaire les présentations. C’est à la fois brutal et tragi-comique, sentimental et absurde, bref c’est du pur Breaking Bad avec un filtre plus moderne et une intrigue qui peine toutefois à justifier son format extra-long.
Contrairement à la série Deadwood, qui s’était vue offrir la possibilité de conclure avec la manière un show arrêté en plein vol, El Camino ne doit son existence qu’à la sensation de manque que l’arrêt de Breaking Bad a provoqué chez son géniteur et l’une de ses stars. Il n’y aura pas de révélation fracassante à tirer de sa découverte, pas de nouveaux personnages marquants (le duo de faux flics qui sert d’antagonistes pour Jesse est plus pathétiquement beauf qu’intéressant), pas de remise en perspective éclairante sur les faits antérieurs. Bref, El Camino n’est pas aussi indispensable que le spin-off Better call Saul. Pire, il réinterprète d’une certaine manière le personnage de Pinkman sous un angle pas toujours cohérent, l’otage marqué à vie de 2013 se transformant un poil trop rapidement en fugitif badass en 2019. Le film lui offre une porte de sortie en forme d’exutoire bien mérité, et le plaisir ressenti à arpenter à nouveau les terres de ce formidable univers est bien réel. Mais peut-être qu’il aurait mieux valu laisser rouler Jesse à perpétuité dans notre imagination, plutôt que de vouloir supprimer tout point d’interrogation avec quelques années de retard.