Golem, le tueur de Londres : une traque victorienne

par | 1 février 2018

Une enquête dans les bas-fonds londoniens teintée de réflexions sur le mythe et la fiction : riche programme que celui proposé par Golem, le tueur de Londres !

« Commençons si vous le voulez bien, mes amis, par la fin ». Le rideau n’est pas encore levé sur le décor de Golem, le tueur de Londres, que déjà, une mélopée sombre enveloppe l’écran. Le nouveau film de Juan Carlos Medina, qui avait marqué la mémoire des rares spectateurs ayant découvert son Insensibles en festival puis en salles, nous plonge comme son titre français nous l’indique dans les bas-fonds de Londres, à la fin du XIXe siècle. Nous sommes à l’apogée de l’Empire britannique, dans l’époque pré-industrielle, mais les habitants du quartier mal-famé de Limehouse ne pourraient être plus éloignés de cette impression de puissance. Comme les aventures de Sherlock Holmes et la mythologie développée autour de la figure de Jack l’éventreur nous l’ont appris, l’ensemble des quartiers pauvres de Londres forme à cette époque un dédale fumant aux allures de Babylone décatie. Un « Enfer sur Terre » comme le rappelle l’un des personnages du film, bien conscient que la seule différence notable vient de la météo pluvieuse.

Bien entendu, il s’agit aussi d’un formidable décor de fiction pour la littérature et le cinéma, exploité de nombreuses fois dans des œuvres comme From Hell. Et c’est un univers que Medina, qui a abandonné l’Espagne franquiste de son précédent film pour la froideur anglaise, a investi avec une gourmandise non feinte. On décèlera peu de béquilles numériques dans Golem, et à la place, des décors richement détaillés, somptueusement éclairés, immédiatement évocateurs. Un écrin décadent et luxuriant idéal pour raconter cette histoire de meurtres macabres, d’enquête à rebondissements et d’émancipation féminine, qui déjoue avec talent nos attentes initiales.

Attention aux fausses pistes

Le quartier de Limehouse est en émoi, alors que plusieurs crimes horribles, aux allures de rituels sanglants, s’enchaînent sans discontinuer. Dépêché par Scotland Yard,  le détective John Killdare (Bill Nighy, dans un rôle au départ destiné au regretté Alan Rickman), dont la carrière a été bridée à cause de son homosexualité, est livré à lui-même pour sa première enquête criminelle. Il doit trouver l’identité du « Golem », ainsi surnommé en référence au monstre d’argile de la mythologie juive. Parmi les suspects figure… un homme déjà mort, John Cree, retrouvé empoisonné à son domicile. Sa femme, Lizzie Cree (Olivia Cooke, The Signal, Ready Player One), est une vedette de music-hall sur le déclin, et elle se retrouve jugée pour le possible meurtre de son époux. Killdare voit dans cette femme d’origine modeste, parvenue en haut de l’affiche par sa seule force de conviction, un outsider comme lui, et se prend de passion pour son cas. Il pense que les deux affaires sont liées, et que retrouver le Golem lui permettra d’innocenter Lizzie…

« Golem est une réussite plastique, élevée par des choix chromatiques inspirés et des mouvements d’appareil que ne renierait pas David Fincher. »

Malgré les apparences et les prémisses du film, qui débute presque comme une bonne vieille nouvelle d’Arthur Conan Doyle, Golem, le tueur de Londres n’est pas un thriller traditionnel, même si l’objectif premier du scénario consiste bien à révéler l’identité d’un tueur en série. En adaptant le livre de Peter Ackroyd paru en 1996, Medina et Jane Goldman (scénariste des Kingsman, La dame en noir et Days of future past, entre autres) ont dû s’éloigner de la structure du roman, qui s’immisçait à la première personne dans la tête du Golem, pour mettre en avant, de façon censément plus traditionnelle, l’enquête de Scotland Yard et le personnage de Killdare. Mais l’évidence saute bientôt aux yeux, au fur et à mesure que l’intrigue s’attarde sur les coulisses du théâtre où Lizzie Cree a connu son ascension : ce sont son destin et ses secrets qui forment le cœur battant, et sanglant, de Golem, le tueur de Londres.

Le monde est notre scène

Suivant une construction sophistiquée, où s’entremêlent les flash-backs, les interrogatoires des suspects (parmi lesquels figure, dans un intermède assez incroyable, Karl Marx en personne !) et la recréation imaginaire des meurtres, perpétrés à chaque fois par un suspect différent (avis aux âmes sensibles : c’est dans ces moments que le film s’approche le plus du genre horrifique), Golem, le tueur à Londres met à jour progressivement les vrais thèmes qui sous-tendent cette chasse au tueur un peu trop balisée. Fille pauvre ayant passé son enfance à creuser des tombes ou coudre des filets de pêche, Lizzie a su saisir sa chance en montant sur la scène du théâtre de Dan Leno (Douglas Booth, The Riot Club), comédien très populaire à cette époque où l’actualité était rejouée, moquée et satirisée sur les planches des cabarets. Interrogée par Killdare, « Little Lizzie » se remémore les étapes de sa carrière, jusqu’à son mariage désastreux avec John Cree (Sam Reid), et le film brouille alors de plus en plus la frontière entre fiction et réalité, entre sincérité et artifice, poussant le film vers la mise en abyme jouissive et brillante. Lorsqu’elle passe au tribunal, Lizzie, qui a été abusée toute sa vie par les hommes, est accusée de « jouer le rôle » de l’épouse innocente. Mais ne jouons-nous pas tous un rôle aux yeux du monde ? Qui est vraiment innocent dans cette histoire, où comme le rappelle le tueur lui-même, « celui qui observe verse le même sang que celui qui tue » ? Cette intertextualité s’incarne parfaitement dans le personnage de Dan Leno, monsieur Loyal narcissique dont l’identité se noie sous les costumes et les travestissements. Derrière les pitreries dont lui et sa troupe sont coutumiers, une vision féroce et corrosive de la société, façon Paul Verhoeven, se dessine, et renvoie à bien des problématiques actuelles, du « tribunal populaire » servant d’exutoire à la masse silencieuse au combat pour les droits des femmes.

Un programme chargé, dense et passionnant à découvrir dans un cadre aussi somptueux. Car Golem, le tueur de Londres est indéniablement une réussite plastique, élevée par des choix chromatiques inspirés (des teintes grisâtres du Londres extérieur aux dorures chamarrées du petit théâtre de Lizzie), un sens du cadre et des mouvements d’appareil complexes que ne renierait pas David Fincher. Medina, qui a dû composer avec le décès inattendu de son acteur principal, a malgré tout réussi à rassembler en peu de temps la crème du cinéma britannique, autour du duo charismatique composé par Bill Nighy (né pour jouer ce genre d’inspecteur flegmatique, ce qu’il n’avait jamais fait auparavant !) et Olivia Cooke, particulièrement impressionnante dans le rôle de Lizzie, personnage tour à tour enjoué et fragile, décidé et désespéré. La qualité du casting, associée au plaisir roboratif de se laisser aller aux pronostics quant à celui qui sera finalement désigné coupable, contribuent aussi à faire de Golem, le tueur de Londres un inédit incontournable, dont la richesse thématique invite à de multiples visionnages.