À l’Ouest, rien de nouveau : la guerre, cet Enfer familier

par | 17 mars 2023

l’Ouest, rien de nouveau

Couronnée de quatre Oscars, la nouvelle adaptation d’A l’Ouest, rien de nouveau nous replonge avec force dans l’horreur des tranchées.

Plus de 100 ans après la fin de la Première Guerre Mondiale, il est toujours bon de rappeler, notamment aux jeunes générations, que les conflits armés généralisés sont ce qui se rapproche le plus de l’Enfer sur Terre pour la population civile comme pour les soldats qui s’y engagent. L’invasion de l’Ukraine, devenue le théâtre d’une guerre « à l’ancienne » comme on ne pensait plus en voir aux frontières de l’Europe, donne involontairement une pertinence certaine à la nouvelle adaptation du roman d’Erich Maria Remarque A l’Ouest, rien de nouveau, première version allemande de cette œuvre écrite par un ancien fantassin allemand à la fin des années 20. Car si ce film réalisé par Edward Berger (la série Deutschland 83) ne dit rien de neuf sur l’innocence du soldat broyée par les canons, l’aliénation des champs de bataille, l’absurdité patriotique qui aveugle et conforte les puissants dans leur bellicisme, il enfonce le clou de ces évidences avec un sérieux, une ampleur et un savoir-faire qui marquent tout de même les esprits.

Tranchées, nous voilà

l’Ouest, rien de nouveau

À l’Ouest, rien de nouveau s’ouvre sur des images élégiaques de forêt qui s’éveille, avant que la caméra ne s’attarde sur une plaine balafrée par les tranchées et jonchée de cadavres. Dans la brume, une mitrailleuse retentit : le premier signe que cette aube sylvestre annonce l’imminence d’un nouveau massacre. Des soldats allemands donnent l’assaut sur une position française, tombant sans avoir même pu utiliser leur arme. Berger nous plonge dans une scène spectaculaire, mais volontairement vaine : son héros est un anonyme qui va mourir comme les autres. Dans un générique d’une pénétrante froideur, un montage rapide montre comment, après avoir été enterré dans une fosse commune, son uniforme, souillé, nettoyé, transporté, recousu, dans un cycle industriel, va être recyclé pour servir au véritable héros. Paul Baümer (Felix Kammerer, qui s’en tire bien pour un premier grand rôle) est impatient de servir son pays dans cette guerre qui s’enlise pourtant depuis longtemps. Nous sommes en 1917 – contrairement au livre, qui débute quelques années plus tôt – et Paul et ses amis sont assez naïfs ou mal informés pour croire aux discours patriotiques qu’ils entendent à l’université. Ils s’engagent, persuadés de défendre leur patrie pour une cause juste. Les premières nuits dans les tranchées, les premiers corps déchiquetés vont leur remettre les pieds sous terre…

« Taraudé par l’ambition d’être l’adaptation-somme
d’une œuvre capitale, le film donne souvent l’impression
de faire preuve de trop d’application. »

Grâce aux moyens procurés par Netflix, qui a choisi de pousser (avec succès) le film dans la course aux Oscars, Edward Berger ont pu recréer avec un luxe de détails visible à l’écran le théâtre de l’horreur qu’étaient ces lignes de front de la guerre 14-18. Rien n’est plus familier pour un spectateur européen que ces labyrinthiques corridors boueux où la mort s’infiltre partout, coincée entre la folie et l’instinct de survie qui animent des soldats casqués et hagards. Pourtant, le ton immersif et mortifère employé, l’ampleur opératique des batailles que le cinéaste orchestre à intervalles réguliers, réservant des visions d’horreur impitoyables, contribuent à nous immerger une fois de plus dans ce décor familier qui n’en finit pas de hanter notre conscience.

S’il chronique la lente déshumanisation d’un groupe de soldats, réduit à compter l’un sur l’autre pour faire abstraction du monde infernal qui les entoure et du désespoir qui les guette, A l’Ouest, rien de nouveau s’attarde également sur leur vie quotidienne. Des moments de relâche où le moindre rappel de ce que peut être la « vraie vie » (voler une poule pour s’offrir un petit festin, rejoindre en douce une petite amie) devient une bouée de sauvetage qui n’a pas de prix. Il est d’ailleurs regrettable que l’adaptation de Berger et son scénariste supprime les passages du roman où Paul s’entraîne ou part en permission : ces décalages donnaient de l’épaisseur à son monde et soulignaient d’autant plus son retrait du monde des vivants.

L’ambition a ses limites

l’Ouest, rien de nouveau

À la place, A l’Ouest, rien de nouveau choisit de s’appesantir une intrigue parallèle à l’issue encore moins surprenante : les tractations entre diplomates français et allemands, dont Matthias Erzberger (Daniel Brühl) et le maréchal Foch (Thibault de Montalembert) qui se retrouveront dans un fameux train en 1918 pour signer les termes de l’Armistice. C’est par ce biais un peu surécrit et redondant, qui allonge artificiellement la durée du métrage et casse l’immersion avec les soldats dont bien peu ont le temps ou l’occasion d’être plus que des silhouettes sacrificielles, que le film montre ses limites en termes d’écriture, en plus de prendre quelques libertés étonnantes avec la réalité historique – comme cet ultime assaut donné avant l’arrêt des combats, pur mécanisme narratif avant d’être basé sur des faits réels.

À l’Ouest, rien de nouveau, taraudé par l’ambition d’être l’adaptation-somme d’une œuvre capitale dans la psyché allemande, donne souvent l’impression de faire preuve de trop d’application : Berger voudrait à la fois rejouer la folie criminelle des élites des Sentiers de la Gloire, la virtuosité pyrotechnique clinquante de 1917, le voyage au bout de la nuit d’un post-ado innocent de Requiem pour un massacre, l’intensité désaturée et saccadée des batailles rangées d’Il faut sauver le soldat Ryan, le lyrisme naturaliste de La ligne rouge… Le film souffre d’être le John Carter de sa catégorie : une adaptation d’un classique précurseur, mais qui devient l’ajout tardif d’une longue liste d’œuvres anti-guerre désormais plus célèbres. Cela n’enlève rien à ses qualités de mise en scène, à ce côté oppressant que la photo expressive de James Friend et la musique à la fois mélancolique, martiale, et « zimmerienne » de Volker Bertelmann se chargent de construire deux heures et demi durant. Il est toujours délicat d’esthétiser la monstruosité de la guerre, mais le film gagne ses galons et sa légitimité en restant collé aux bottes de ses troufions allemands, du genre que l’on croise peu dans l’histoire du cinéma guerrier mondial.