C’est un constat qui sonne comme une évidence : au-delà de l’image qu’elle véhicule actuellement, Marseille est un décor de cinéma unique qui n’a que rarement été utilisé à sa juste valeur. Bien avant que les gignols d’EuropaCorp et que la gimauve Plus belle la vie ne viennent polluer son image, la cité phocéenne, cosmopolite, bouillonnante et insaisissable, avait été immortalisée entre autres dans les deux French Connection (le 2e épisode signé John Frankenheimer y situait même l’intégralité de son histoire). Fort heureusement, pour son deuxième long-métrage après le huis-clos Sans toi, Olivier Panchot a choisi de s’inspirer de ces regards-là pour un polar dont il est également l’auteur.
Tourné pour un peu moins de 2 millions d’euros (là où des farces de jardin comme Barbecue en ponctionnent 10, cherchez l’erreur), De guerre lasse est selon son créateur un « western urbain » à l’ancienne, c’est-à-dire sans fioritures ni dialogues à rallonge (le film ne dépasse de fait pas les 90 minutes réglementaires). Le nom d’Eastwood est notamment évoqué pour décrire cette saga mafieuse et familiale à la fois, centrée autour d’un ex-légionnaire et ex-gangster nommé Alex (Jalil Lespert), qui revient à Marseille et déclenche sur son passage une série d’événements dramatiques. Sans tutoyer le génie, le résultat n’a pas à rougir de ses influences, dans le fond comme dans la forme : nous sommes très clairement loin d’un navet façon L’immortel.
Secrets de famille
Bien que simple en surface, le script de De guerre lasse aborde en filigrane des thèmes sensibles et évocateurs. Alex en effet le fils d’Armand, un caïd pied-noir à la retraite (Tchéky Karyo, en mode Tony Soprano désabusé) : il déserte l’armée pour revenir en France et y retrouver Katia, son amour secret de jeunesse. Ce qu’Alex, héros taiseux et brutal traumatisé par son expérience du combat, ne sait pas, c’est que les rapports de force ont changé à Marseille. La mafia corse se dispute avec les gangs des quartiers nord le contrôle de la ville, et elle voit d’un mauvais œil le retour du jeune homme. Pour ne rien arranger, son meilleur ami Rachid semble lui aussi jouer double jeu. Alors que son passé le rattrape violemment, Alex doit aussi composer avec les secrets qui pèsent sur sa propre famille…
[quote_left] »Un « western urbain » à l’ancienne, c’est-à-dire sans fioritures ni dialogues à rallonge. Le film ne dépasse de fait pas les 90 minutes réglementaires. »[/quote_left]Les fantômes de la guerre d’Algérie et de l’intégration pèsent lourdement sur les personnages du film de Panchot, qui prend son temps pour organiser, au cours d’une succession de scènes dialoguées (pas forcément les meilleurs moments du film, d’ailleurs), un complexe réseau de relations entre ses différents personnages. Tous sont liés par un passé commun auquel le spectateur doit se raccrocher coûte que coûte, quitte à buter sur des zones d’ombre lourdes de sens. C’est que De guerre lasse, même s’il s’enracine profondément dans le genre du film de gangsters, est aussi une affaire de famille : en venant chercher Katia pour démarrer avec elle une nouvelle vie, Alex remue malgré lui un passé qui ne demandait qu’à rester enfoui, un statu quo qui convenait à tout le monde. Il reproduit en fait, sans le savoir, les mêmes erreurs de jeunesse que son père, quitte à effectuer le même trajet que lui, mais cette fois en sens inverse. Du film de genre à la pure tragédie, il n’y a qu’un pas, que le film franchit dans sa dernière ligne droite, quand les langues se délient et que l’étau se resserre autour de notre héros.
Un décor de premier plan
Même s’il est facile d’anticiper les rebondissements qui ponctuent ce polar (le fameux secret entourant la famille d’Armand est aisé à comprendre, et ce dès la première bobine), Olivier Panchot n’en réussit pas moins à accrocher le spectateur, en collant au plus près au corps musculeux et voûté d’Alex, incarné par un Jalil Lespert plus impliqué et animal que jamais. Tourné dans les rues de Marseille en plein hiver, De guerre lasse exploite avec une rigueur et une inspiration rare les innombrables ambiances de la ville, de ses hauteurs embrumées ou pilonnées par le soleil à ses rues encombrées, ses côtes paradisiaques côtoyant des tours HLM silencieuses… Plus qu’un décor, Marseille participe ici à construire l’ambiance élégiaque et éminemment cinématographique du film, qui se paie un format Cinémascope et une photo en éclairage naturel de première classe. Une ambition pas si courante dans la production française, qui plus est avec un budget réduit.
Malgré sa violence sèche et percutante, sa construction maîtrisée, son casting homogène et pour une fois bien dirigé (outre Lespert et Karyo, les prestations de Mhamed Arezki et Sabrina Ouazani sont aussi subtiles que réussies), De guerre lasse n’est pas non plus un nouveau classique mémorable à la James Gray, référence avouée de Panchot. La faute à des dialogues, qui même concis, auraient pu encore être raccourcis pour accentuer le côté minéral et atmosphérique du film ; la faute aussi à un montage intra-séquentiel parfois hésitant, qui tranche par exemple avec la nette efficacité des scènes d’action (toutes réussies à l’économie). Enfin, il est impossible de ne pas regretter les relatives incohérences qui parsèment le scénario, qu’elles soient temporelles (Armand devrait avoir plus de 70 ans et non 60, s’il a quitté l’Algérie pendant la guerre) ou plus terre-à-terre : tout l’engrenage de De guerre lasse aurait pu être évité si ce fils en perdition était retourné voir, dès son arrivée, son père.
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De guerre lasse
D’Olivier Panchot
2013 / France / 94 minutes
Jalil Lespert, Tchéky Karyo, Mhamed Arezki
Sortie le 7 mai 2014
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