Bienvenue dans le Sud Profond des États-Unis. L’arrière-cour du rêve américain, sorte de désert bitumé à peine urbanisé, peuplé de gagnes-petits et de laissés pour compte, qui semblent avoir à peine remarqué que le monde avait changé de millénaire. Qu’importe l’État, qu’importe les frontières : le monde de Joe, le nouveau film de David Gordon Green, tient désormais plus de l’imagerie d’Épinal, descendant en droite lignée de Steinbeck et Faulkner. Le héros du film, au patronyme aussi flegmatique que générique, est d’ailleurs une représentation tout aussi familière de cet univers qui semble n’exister que dans les films, alors que de plus en plus de cinéastes semblent s’attacher à le montrer sous un jour réaliste.

Il y a du cinéma vérité dans Joe, dans l’emploi d’acteurs non-professionnels, dans ses décors à peine retouchés de ruines post-industrielles, et dans le nombre de plans tournés à l’épaule. Green n’est pourtant pas sur la même longueur d’ondes que les frères Dardenne, par exemple : depuis ses premiers films, en particulier George Washington et L’Autre rive, le réalisateur né dans l’Arkansas a plutôt opté pour le réalisme magique à la Terence Malick. Joe se situe indéniablement dans cette veine naturaliste, mais hérite aussi d’une structure narrative sans surprises, sans risque aussi, qui rappelle que l’artiste s’est fait dernièrement avaler par la machine hollywoodienne avec une poignée de comédies peu mémorables peuplées par la « mafia Appatow ».

Des soucis et des hommes

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Tirée d’un roman de Larry Brown, l’intrigue de Joe nous plonge dans le quotidien de deux âmes en peine : Gary (Tye Sheridan), jeune adolescent élevé à la dure par des parents SDF et alcooliques, entrevoit une lueur d’espoir lorsqu’il est embauché dans la petite entreprise d’abattage de bois de Joe (Nicolas Cage), quinquagénaire rustaud porté sur la bouteille et les filles de joie. Un homme tourmenté, mais proche de ses ouvriers et visiblement apprécié de tous ceux qui n’ont pas eu la mauvaise idée de l’énerver. Solitaire et renfermé, Joe est pourtant touché par les malheurs de Gary, qui ne peut véritablement s’éloigner des siens, surtout de sa sœur, et tente malgré tout de tenir tête à son père (Gary Poulter, SDF casté par Green lui-même, décédé à peine deux mois après le tournage et à qui le film est dédié). À sa manière, imparfaite, Joe va tenter de devenir le mentor du jeune homme…

On le voit, il est autant question dans Joe de rédemption, celle d’un homme bourru, rétif à l’autorité et intérieurement brisé, que d’initiation, le jeune Gary étant moins en quête de protection (il n’hésite pas à corriger plus âgé que lui) que d’une figure paternelle. Bien qu’animé de bonnes intentions et intégré dans sa communauté, au point de pouvoir claquer le beignet d’une bleusaille de la police sans être inquiété, Joe est un homme intrinsèquement violent, qui ne redoute finalement qu’une seule chose : que son propre tempérament le condamne à retourner derrière les barreaux. Par la grâce de montage alternés, de transitions élaborées, Green marie les trajectoires parallèles de ces figures complémentaires, archétypales, dans un patient crescendo dramatique. La métaphore visuelle et textuelle des arbres « vieillissants et inutiles », opposés aux « pins, plus énergiques », est de fait particulièrement limpide, voire grossière. Le film ne lésine d’ailleurs pas, dans son ensemble, sur les symboles simplistes et les oppositions manichéennes.

Faux polar et vraies tranches de vie

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De fait, Green ne parvient pas à inclure efficacement dans sa description du Sud profond, riche en textures et en sonorités (le casting, partiellement amateur on l’a dit, est un véritable repère d’accents sudistes rudement colorés), la dimension de film noir propre au roman de Brown. Le truand balafré et ultra-bavard qui harcèle nos deux héros semble ainsi sortir d’un tout autre film (Délire express ?), et n’apparaît que pour servir d’antagoniste dépourvu de personnalité, et se faire dérouiller sans sommation. Joe aurait gagné à se concentrer sur la relation entre ces deux hommes « opposés en tout » et pourtant si proches, sur leur business forestier et leur quotidien ni modeste ni vraiment miséreux, juste tragiquement banal dans cette Amérique pantelante et crasseuse. Plutôt que de sublimer leur histoire, le dernier acte du film s’emploie au contraire à la rendre anonyme et oubliable, en y incrustant au forceps des éléments de polar mille fois vus ailleurs. Surtout dans les films avec Nicolas Cage, d’ailleurs.

[quote_right] »Il est autant question dans Joe de rédemption que d’initiation. »[/quote_right]Parlons-en, de Cage. Joe doit une bonne partie de son capital « séduction » à la prestation bourrue et clairement épatante du comédien américain. Tous tatouages dehors, vêtu d’une épaisse barbe et de chemises à carreaux, l’acteur ajoute en quelques scènes un rôle mémorable à son riche palmarès, convaincant sans trop en faire, très juste même lorsqu’il se lance dans de familières crises de rage. Face à lui, le jeunot Tye Sheridan se montre tout aussi magnétique. Révélé dans Tree of life, il compose ici un personnage moins sombre, plus enjoué mais tout aussi prématurément adulte d’esprit que celui de Mud, le bijou de Jeff Nichols avec lequel Joe entretient plus que quelques similarités : la comparaison entre les deux titres est inévitable, et pas forcément à l’avantage du film de Green, lui-même ami de longue date de Nichols. Moins aérien que Mud, moins porté sur l’ambiguïté que sur la description détaillée d’un microcosme délabré et pourtant porteur d’espoir, Joe n’en demeure pas moins un recommandable petit frère, à la facture soignée et à l’interprétation habitée.


[styled_box title= »Note Born To Watch » class= » »]

Troissurcinq
Joe
De David Gordon Green
2013 / USA / 117 minutes
Avec Nicolas Cage, Tye Sheridan, Gary Poulter
Sortie le 30 avril 2014
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