Pour la plus grande partie du public qui découvrira High Rise, alléché par la présence en tête d’affiche de Tom « Loki » Hiddleston, l’adaptation du roman de JG Ballard I.G.H. constituera une entrée en matière dans l’univers de son réalisateur : le Britannique Ben Wheatley. Après quatre films financés en indépendant (son premier long-métrage, Down Terrace, a coûté moins de 200 000 livres), le cinéaste est passé, façon de parler, à un niveau supérieur, en prenant en main ce projet mûri pendant de longues décennies par le producteur Jeremy Thomas (déjà derrière Crash, adaptation de Ballard par David Cronenberg). Fan du roman dans lequel lui et sa compagne et scénariste Amy Jump se sont reconnus plus jeunes (I.G.H. est sorti au milieu des années 70), Wheatley a pu, en toute liberté, retranscrire à l’écran toute l’acidité et la violence sociale d’un roman d’anticipation furieusement visionnaire.

Une tour hors du temps

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Banlieue londonienne. Le Dr Robert Laing (Tom Hiddleston) intègre la tour dite « High Rise » : un complexe immobilier utopique, à l’architecture brutaliste faite de courbures en béton nu, doté de tous les équipements imaginables. Piscine, salle de squash, supermarché… Conçu comme une expérimentation par l’architecte Royal (Jeremy Irons), qui a emménagé au dernier étage, le « High Rise » mélange toutes les classes sociales organisées très symboliquement de manière verticale : la plèbe en bas, les riches en haut. Et Laing, au milieu, qui devient progressivement un observateur de la déliquescence des lieux. Les privilèges, les pannes de courant répétées, le sentiment, inéluctable, que les barrières de la civilité tombent une à une… Bientôt, la tour bascule dans le chaos, le stupre et la violence : un voyage sans retour, y compris pour le réservé et solitaire docteur, qui navigue d’un « camp » à l’autre comme un somnambule détraqué…

Le plus déconcertant dans High Rise, qui n’est pas vraiment le thriller en huis clos classieux que la campagne de promotion essaierait de nous vendre, c’est que Wheatley a fait le choix, judicieux, de ne pas actualiser l’histoire du roman. Le film, lui aussi, nous plonge au beau milieu des seventies, tout en parlant très distinctement des maux qui rongent notre société actuelle : individualisme forcené couplé, paradoxalement, à un conformisme agressif, sentiment d’impunité procuré par la richesse, misanthropie galopante exacerbée par la promiscuité des ensembles urbains, soumission totale à la technologie… Des thèmes vivaces, désagréables, que High Rise exploite à travers ce monde issu d’un passé certes dénué de réseaux sociaux et de gadgets digitaux, mais traversé par la même déchéance humaine. Ballard voyait déjà en 1975 dans quelle impasse les sociétés occidentales se dirigeaient : la force de l’adaptation de Wheatley, en premier lieu, est de lui donner raison tout en conservant cette patte rétro qui autorise tous les débordements esthétiques. Le 1975 de High Rise, en d’autres termes, est un monde hors du temps, et, c’est certain, hors de toute morale.

Place aux bas instincts

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La réception critique anglo-saxonne du film, très polarisée, résume bien l’impression qui ressort de cet exercice de style exténuant, concocté par un Ben Wheatley intransigeant (il refuse en interview de s’exprimer sur le sens de ses images, ce qui est tout à son honneur). Privé de scènes d’exposition claire – de manière énervante, mais compréhensible, le film commence par un flash-forward sur le dernier acte du scénario, alors que la barbarie a déjà contaminé les lieux -, refusant de se conformer à une vraie continuité narrative, High Rise conserve un rythme hallucinatoire permanent, et ne permet jamais véritablement au spectateur de connaître et comprendre les personnages qui se croisent dans l’immeuble. Tous, y compris Laing (qui ne semble même pas être à sa place dans son milieu professionnel, une terrifiante salle d’autopsie), sont les jouets de leurs pulsions et de leur surmoi. Et comme chez Cronenberg, le film joue aux entomologistes en observant de loin cet échantillon de civilisation retourner vers ses plus bas instincts, comme s’il était manipulé par la tour elle-même – qui n’a rien de chaleureuse, malgré les designs ultra soignés imaginés par Mark Tildesley, production designer habituel de Danny Boyle.

[quote_center] »Wheatley a pu, en toute liberté, retranscrire à l’écran toute l’acidité et la violence sociale d’un roman d’anticipation furieusement visionnaire. »[/quote_center]

Que le casting luxuriant (et très en forme, en particulier Hiddleston, plutôt à son aise dans ce rôle flegmatique et physique où il doit suggérer à la fois la folie et le pragmatisme de son personnage) ne vous induise donc pas en erreur. High Rise est aussi extrême qu’un Kill List, aussi expérimental que A field in England (le cinéma de Nicolas Roeg, qui a failli réaliser le film dans les années 70, est explicitement cité), aussi absurdement cynique que Touristes, et laissera à n’en pas douter beaucoup de monde sur le quai. Le film, qui déborde de maîtrise et d’idées, a ce défaut d’être plus passionnant dans ce qu’il démontre, que dans ce qu’il raconte. Le scénario ne résiste pas une seconde à une approche cartésienne des événements : pourquoi personne ne quitte la tour ou n’appelle la police ? Pourquoi les riches sont-ils tous décadents et subitement fous ? Comment ce cheval blanc a-t-il pu être amené sur le toit de l’immeuble ?! Ça n’est pas le but, ni l’intérêt du film.

Il est permis de rester de glace devant son maniérisme exacerbé, ses outrances calculées, son obsession du sens caché des images. Certains passages fascinent par leurs fulgurances, comme l’utilisation de la voix off de Laing, dont le caractère posé contraste avec les horreurs qu’il décrit, ou le suicide de haut vol d’un des habitants, montées en parallèle avec une fiesta hypnotique où sévit le prolo Richard Wilder (Luke Evans, déchaîné)… Parfois, High Rise fonctionne, parfois non. Mais le cinéaste respecte à la lettre la prose anticonformiste, malpolie et hallucinée de l’auteur. Que le résultat dérange, fascine et repousse à la fois est le signe, quelque part, que le contrat est rempli.

[toggle_content title= »Bonus » class= »toggle box box_#ff8a00″]Un excellent article du Guardian (en anglais, donc) met en perspective la vision de Ballard et la folie actuelle des gratte-ciels à Londres. Jouissif et inquiétant.[/toggle_content]


[styled_box title= »Note Born To Watch » class= » »]
Troissurcinq

High Rise
De Ben Wheatley
2015 / Royaume-Uni / 119 minutes
Avec Tom Hiddleston, Jeremy Irons, Luke Evans
Sortie le 6 avril 2016
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