Colossal : monstrueusement bizarre

par | 27 juillet 2017

Expédié en vidéo, Colossal est l’un des films les plus fous et malins de cet été. Un drôle de mash-up dans lequel émancipation rime avec destruction !

Par un triste concours de circonstances, l’un des talents les plus précieux du cinéma espagnol actuel n’a encore jamais eu les honneurs du grand écran en France. Nacho Vigalondo reste un nom moins réputé de ce côté-ci des Pyrénées que ses camarades Aménabar ou Bayona, et c’est bien normal : son premier et formidable long-métrage, Timecrimes, est sorti directement en DVD et n’a jamais eu droit à une édition haute définition. Son opus suivant, Extraterrestre, est resté inexplicablement inédit, et sa première incursion en terre anglo-saxonne, Open Windows, aurait pu subir le même sort si Elijah Wood ne figurait pas en tête d’affiche. L’histoire se répète à nouveau avec Colossal, peut-être bien le meilleur « high concept » de son auteur, celui qui pousse un cran plus loin son obsession pour les mariages de genres contre nature.

Un Kaiju dans la bouteille

Comme Extraterrestre, Colossal est en surface un drame mâtiné de romance et une étude de caractère douce-amère, qui prend une autre dimension en étant accolée à un événement fantastique qui sert de catalyseur émotionnel. Après l’invasion alien, c’est ici un monstre géant écaillé, un « kaiju » en bonne et due forme, qui vient rajouter du désordre dans la vie de Gloria (Anne Hataway), une ex-blogueuse en ligne qui dès son apparition est jetée dehors par son petit ami Tim (Dan Stevens), fatiguée de ses excès alcoolisés. Elle retourne, fauchée, dans sa maison d’enfance désertée et la petite ville qu’elle avait quitté avec joie. Elle renoue sur place avec un ami d’école, Oscar (Jason Sudeikis, que nous n’avions pas vu aussi bon depuis longtemps), qui tient le bar local et lui propose un emploi à mi-temps. Pas forcément une bonne idée, mais les gueules de bois qui s’annoncent passent bientôt un second plan : la télévision rapporte qu’un monstre géant est en train de semer la panique à Séoul. Gloria réalise bientôt, contre toute attente, qu’elle est liée à la créature : à une heure et un lieu précis, c’est elle qui commande tous ses gestes !

Quand 28 jours en sursis rencontre Pacific Rim, donc ? Et oui : Colossal fait le pari, aussi risqué que bizarre, de faire cohabiter deux ambiances, deux échelles et deux types de récit qui ne s’adressent d’habitude même pas au même public. Un peu comme si Noah Baumbach ou Kenneth Lonergan venait braconner sur les terres de Guillermo Del Toro ou Bong Joon-ho ! Et plutôt que de résoudre rapidement cette incongruité, qui semble mettre en pause une histoire essentiellement resserrée autour d’un couple de personnages attachants et cabossés, Vigalondo va jouer pendant la première demi-heure sur l’irruption de l’étrange et du surnaturel dans la vie de Gloria. À l’occasion d’une scène délirante, désopilante et inquiétante (la musique de Bear McCreary et ses arpèges grandiloquents est pour beaucoup dans cette sensation), Gloria découvre le pot aux roses qui va relier, pour le meilleur et – surtout – pour le pire son personnage à cette créature à l’autre bout du globe. Sa désorientation sentimentale, ses démons intérieurs, son perpétuel état semi-comateux (rarement aura-t-on vu héroïne passer autant de temps à s’endormir !), tout prend une dimension cathartique grandiloquente à partir du moment où ses gestes ont eu une incidence globale et meurtrière. Quant Gloria titube aux USA, ce sont des milliers de Coréens qui tremblent pour leur vie !

La cuite des titans

Plus que la monstrueuse bizarrerie induite par ce collage contre nature, qui tient malgré l’explication féérique que Vigalondo lui apporte du numéro de jonglage permanent, c’est le mélange d’humour potache et de noirceur morale qui rend petit à petit Colossal aussi unique. Si l’on met le(s) monstre(s) de côté un instant, le cliché voudrait que Gloria soit un personnage redémarrant sa vie dans le proverbiale « campagne », tiraillé entre plusieurs soupirants, loin de la masse déshumanisée des grandes villes. Il s’agit littéralement du canevas de milliers de films indépendants américains, et Vigalondo ne pouvait bien entendu que s’en éloigner : Colossal est moins l’histoire d’une reconquête amoureuse que celui d’une émancipation personnelle, teintée d’un vrai féminisme. Gloria rebondit ainsi entre plusieurs personnages masculins, du sympathique Oscar au rassurant Tim en passant par le beau gosse de comptoir Joel (Austin Stowell), mais en restant toujours maître de ses choix, de ses erreurs et de son instinct. Dans ce rôle, Anne Hataway, qui a contribué à mettre ce projet fou sur pied, se révèle formidable. Avec sa frange envahissante, ses tics perpétuels, sa gaucherie plus ou moins volontaire, Gloria est une merveilleuse création fictionnelle : un personnage complexe et libre qui hérite d’un alter ego bestial ô combien attachant – l’occasion de saluer les responsables des SFX ayant emballé des séquences asiatiques spectaculaires avec un budget serré.

Sans trop en révéler sur l’intrigue, le fameux kaiju sera bien évidemment mis au centre du récit sitôt passée la deuxième révélation, qui explicite brillamment le sous-texte métaphorique de Colossal : en son cœur, le film n’est pas seulement une chronique de l’addiction ordinaire, traversée par quelques moments de satire des médias (qui reflètent malgré eux notre propre détachement au monde même dans des situations objectivement horribles et destructrices). C’est aussi un cri de rage contre les violences conjugales et la perversion narcissique. Un ultime virage thématique encore plus inattendu que ce qui précède, ce qui n’est pas peu dire. Que Vigalondo parvienne à garder une ambiance primesautière et caustique, pince-sans-rire, dans ce contexte tient vraiment du miracle. Dommage que celui-ci nous parvienne encore une fois sur petit écran : pour l’avoir vu en salles, on vous confirme que c’est bien là qu’il avait sa place !