Le nom de Ben Drew est sans doute mal connu des français : le jeune artiste a pourtant vendu des millions d’albums sous son nom de scène, Plan B, et a d’ores et déjà intégré le monde du cinéma en se faisant remarquer dans un rôle de dealer dans Harry Brown. Le film traitait déjà, sur le mode du thriller « vigilante », du problème très actuel de la délinquance juvénile en Angleterre. Avec Ill Manors, que Ben Drew a écrit et réalisé avec un micro-budget (à peine plus de 100 00 livres en partie sorties de sa poche), c’est à une chronique plus réaliste – l’apprenti cinéaste préfère lui parler de « naturalisme » dans son interview – et ambitieuse que nous avons droit. Drew a puisé dans ses souvenirs et ceux de son entourage pour composer un film choral à la Robert Altman, plongeant dès les premières secondes son public dans les rues de Forest Gates, dans la banlieue de Londres, pour ne plus jamais en sortir.

 

[quote_right] »Caméra à l’épaule, un peu hésitante, Drew vise le brûlot façon La Haine british. »[/quote_right]Le héros du film, s’il devait y en avoir un, serait Aaron (Riz Ahmed, vu notamment dans Four Lions et la mini-série Dead Set). Pas un ange, non, ni un exemple d’insertion, mais un dealer un peu plus scrupuleux que son ami Ed, raciste misogyne et vulgaire qui ne rechigne pas à faire le mac et jouer du poing pour récupérer de l’argent facile. Autour d’eux gravite une poignée de personnages en perdition, de Katya, jeune prostituée tentant d’échapper avec son bébé aux griffes de russes en colère, à Chris, ex-gamin chétif devenu un intimidant dealer devant protéger sa demi-sœur, en passant par Jake, ado sans but qui se laisse entraîner dans un gang multipliant les kidnappings et les exécutions sommaires de concurrents. Comme toujours dans ce type de scénario, leurs destins vont s’entrecroiser, voire se percuter, en un court laps de temps, qui va mettre chacun de ces protagonistes situés du mauvais côté de la Tamise (le quartier n’est pas loin de celui des Jeux Olympiques), face à des choix lourds de conséquences.

This is London

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La manière dont Drew a conçu et tourné Ill Manors en dit long sur le look, le rythme et la morale du film. Étalé sur plusieurs mois, le tournage à servi de baptême du feu pour de nombreux acteurs amateurs, dénichés sur le terrain par le réalisateur, et criants de vérité à l’écran. Influencé par le style et la méthode de Shane Meadows, cinéaste brillant lorsqu’il s’agit d’extraire un talent brut de la rue pour en faire un « personnage » de cinéma inoubliable, Drew est lui aussi tombé amoureux de ses comédiens, composant son récit gigogne en surfant sur un script rigoureux mais finalement assez linéaire (prises séparément, les différentes histoires d’Ill Manors sont finalement très classiques) ponctué de plusieurs séquences totalement improvisées. Cette liberté de ton et de jeu est mise au service d’un film sans compromis, dont la tension est visible dans n’importe quel dialogue. Sans repères familiaux, et donc moraux, les personnages sont réduits à suivre leur instinct et une trajectoire inéluctable contre laquelle seul Aaron, clairement désigné comme un protagoniste positif (il se prend d’affection pour le bébé abandonné de Katya, ou proteste contre le traitement qu’Ed inflige à une prostituée qu’il fait travailler de force), osera in fine se rebeller.

 

 

Le ton du film n’est donc pas à la rigolade, ni à la pochade stylisée à la Guy Ritchie : caméra à l’épaule, un peu hésitante, Drew vise le brûlot façon La Haine british, ou Ma 6-T va crack-er. Cinéaste débutant, le rappeur crooneur a des choses à dire sur le manque de considération de son pays pour cette jeunesse et ces classes moins-que-moyennes vouées à évoluer en marge de la loi. Et bien que son propos soit sans nuances (les plans répétés sur le stade olympique, qui se construit au fur et à mesure que chacun des personnages sombre dans le meurtre, la drogue ou cherche à s’enfuir ne sont pas innocents), Ill Manors touche des nerfs sensibles, avec le mélange adéquat d’indignation et de colère froide. Les rares touches d’humour sont dispensées par un personnage d’ex-taulard un brin pervers qui finit abattu d’une balle dans la tête, ou un sachet de drogue caché dans la couche souillée d’un bébé abandonné. La violence qui imprègne le récit, que souligne sans ostentation la mise en scène, n’est en rien choquante pour les personnages : cela fait partie de la vie, et personne ne viendra vous aider pour vous sortir de là.

Lumières, caméras… hip-hop !

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Cette peinture grisâtre de la vie à Forest Gates ne laissera donc personne indifférent. D’autant que Drew y greffe une approche inédite, liée à son passif de compositeur : pour en dire un maximum sur ses petites frappes sans perdre de temps (et d’argent), Plan B a pris le relais en post-production pour composer et monter des mini-clips servant de flash-back où apparait le flow, clair et rapide, du rappeur prodige. Grâce à ce stratagème qui menaçait d’être trop clinquant, chaque protagoniste gagne instantanément en épaisseur, dépassant le stade de la caricature facile au verbe fleuri pour devenir en quelque sorte plus réel. C’était d’ailleurs l’un des objectifs avoués du jeune cinéaste, dont l’attachement à ses personnages, même les moins fréquentables, transpire à chaque seconde : comprendre comment ils en sont arrivés là, et quelles circonstances les ont amenés à devenir un caïd ou un chef de gang.

 

Ill Manors propose pour boucler leurs histoires respectives un dénouement un poil trop convenu, trop proche de ces fictions « pulp fictionnesques » dont Drew souhaitait s’inspirer tout en s’en démarquant. La vie à Forest Gates ne se résume sûrement pas à un deus ex machina déterminant pour toujours le reste d’une vie. C’est une concession, mineure et peut-être nécessaire (et d’ailleurs assumée, vu le visage familier que l’on entraperçoit, tel un puppet master ravi de son coup, dans le dernier plan), à l’univers de la fiction dans laquelle Drew l’auteur et chroniqueur de sa « cité », débarque pour la première fois. Cela n’empêche aucunement le film d’être une belle réussite, qui a le bon goût de pointer du doigt des problématiques sensibles sans pour autant s’ériger en donneur de leçons.

 

Note BTW


4

Ill Manors

De Ben Drew / 2012 / Angleterre / 120 minutes

Avec Riz Ahmed, Ed Skrein, Nathalie Press

Sortie le 3 avril 2013