Ben Drew n’a pas encore 30 ans et le voici encensé par la critique pour son travail en tant que musicien, acteur et cinéaste. En France, les amateurs de hip hop connaissent peut-être sa chanson « She said », extraite de l’album « The Defamation of Strickland Banks » et qui se place sur le podium des chansons les plus écoutées en Angleterre en 2010. Point de nanas en bikinis dans les clips griffés Plan B, point de violence non plus, si ce n’est pour la dénoncer. Surnommé « l’Eminem anglais » il prouve qu’il est un artiste singulier, engagé et au talent évident.

 

Au cinéma, il a fait ses débuts en tant qu’acteur dans Adulthood et 4, 3, 2, 1. En 2009, il crève littéralement l’écran dan le rôle d’un odieux caïd dans Harry Brown avec Michael Caine. Harry Brown soulevait également les problèmes de la société britannique avec ses délinquants issus des quartiers défavorisés. Il donne également la réplique à Ray Winstone dans The Sweeney, un polar qui a connu un certain succès Outre-Manche et que nous attendons avec impatience sur les écrans hexagonaux.

 

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[quote_left] »Il suffit qu’une phrase résonne de la bonne manière, et soudain tout devient clair. »[/quote_left]

Dans Ill Manors, il passe derrière la caméra pour filmer son quartier, celui de Forest Gates, à l’Est de Londres. Le traitement de son film, dont il a également composé la musique, se caractérise par le mariage entre ses chansons et ses images qui servent au mieux ses nombreux personnages. Avec ce premier film, Ben Drew réussit la prouesse de livrer une œuvre très mature, sans concession, les yeux et les rimes braqués sur un objectif : « changer le monde ! »

 

Dans un repère parisien bien connu des britanniques, BTW a rencontré le jeune artiste. Calme et serein, il revient pendant près d’une heure sur ces années galères avant de réussir à monter son film, et sur son engagement en faveur des « kids » des cités londoniennes.

 

Cette interview a été réalisée en collaboration avec Gaël de Cinematraque et Pierre de Cinemapol

 

Que signifie ce titre, Ill Manors ?

« Manors » est une expression dérivée du mot « manoir », les gens l’emploient pour demander où vous vivez. Ill Manors est un jeu de mots avec cette expression, puisque cela veut aussi dire « mauvaises manières », ce genre de comportement que peuvent avoir les jeunes qui n’ont de respect pour rien. J’aime bien ce titre, car il rappelle que ces manières-là viennent aussi de l’environnement où grandissent ces jeunes.

 

Où avez-vous tourné ?

 

J’ai tourné dans le quartier Olympique, à Forest Gates, où j’ai grandi, et Hackney. Il y a un contraste saisissant à cet endroit entre les millions de livres qu’ils ont dépensé pour les JO, juste à côté de ces quartiers qui ont été négligés pendant des années. Le gouvernement a fait d’immenses efforts pour « cacher » ces endroits-là. Les gens me demandent si j’ai voulu tourner dans ces quartiers pour mettre en opposition ces deux aspects. Non, j’ai tourné là parce que c’est de là que je viens, et cela a juste tourné en notre faveur parce que cela a permis de montrer à quel point ces quartiers étaient déconnectés du reste de la ville.

Comment avez-vous convaincu vos producteurs de faire le film ?

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Cela a été dur. Le projet a pu se lancer grâce à un dispositif de Film London, qui avait déjà servi à financer Shifty. Le dispositif existe pour les réalisateurs qui se lancent dans l’aventure d’un premier long-métrage. Ils vous donnent 50 000 livres, et vous devez trouver les 50 000 autres. Vous avez donc 100 000 livres pour faire votre film, et c’est tout. Le problème que nous avons eu avec le film, c’est qu’il était ambitieux, et que nous n’avions pas assez d’argent pour le finir. J’ai dû repousser la sortie d’un an, pour pouvoir financer la dernière partie du tournage avec mon propre argent. La presse pendant ce temps a continué à caricaturer les jeunes des cités, ils le font depuis des années. La raison pour laquelle j’ai écrit et réalisé ce film, pour laquelle j’écris ces chansons, c’est parce que je pense qu’une partie du problème vient de la manière dont ces jeunes sont traités et caricaturés. Dès qu’ils sortent de chez eux, la société les montre du doigt. Je ne les excuse pas, mais je veux montrer aux gens que ce sont aussi des êtres humains, qu’ils ont été abusés pendant leur enfance. Une année plus tard, j’avais l’impression que le problème avait été un peu poussé sous le tapis, qu’on ne parlait plus que des JO. C’est un problème qui remonte aux années 70, qui n’a jamais été prioritaire. J’essaie de changer la perception qu’a le public de ces jeunes, j’essaie de leur faire comprendre. Peut-on trouver des solutions ? Ill Manors parle d’enfants négligés, qui n’ont pas forcément besoin d’être punis, parce qu’ils le sont tous les jours.

 

Pensez-vous que ce film et sa musique peuvent changer les mentalités ?

Les films et la musique peuvent effectivement aider à changer ces mentalités. Il suffit qu’une phrase résonne de la bonne manière, et soudain tout devient clair. Les gens demandent à être ainsi éclairés, à ne plus avoir à écouter les conneries des politiciens. Ils paient des impôts, ils estiment qu’ils ont le droit de demander des comptes. Ce sont des conneries. Nous, en tant que société, devons faire bouger les choses. La question qu’il faut se poser, c’est : croyons-nous que tous ces drames dans les cités arrivent ? Tout ce dont le rap et les films parlent, ces problèmes, certains pensent que nous glorifions la délinquance, que nous la rendons attirante. Certains films le font peut-être, mais pas moi. Ce qu’il faut trouver, ce sont des solutions. Si nous les connaissons, il faut que chacun fasse sa part. Tout le monde n’a pas les moyens par exemple d’aller à l’université, et nous avons tous eu étant jeune un ami qui n’avait pas autant d’argent que nous, ou des parents présents. Je pense que c’est de notre devoir, à tous, de prendre cet ami sous son aile et de les encourager comme si c’était votre enfant. C’est ça, vivre en société. Toutes les religions dans le monde vous disent qu’il faut aimer votre prochain. La plupart de ces gamins ont juste besoin d’encouragement, mais nous avons souvent trop peur d’agir, car les tabloïds nous apprennent à en avoir peur. Ce que je fais de mon côté, c’est d’utiliser mon propre argent pour des associations d’insertion : une partie de l’argent des tickets va à ce type d’associations. J’essaie de contribuer à ce que des jeunes puissent être éduqués, puissent apprendre un métier, dans des universités alternatives privées, comme le « Hair Project », où ils reçoivent une formation pour être coiffeurs. Il faut savoir qu’il n’y a pas d’école de cinéma publique en Angleterre, la moindre école coûte 20 000 livres par an, pendant trois ans. Qui peut débourser 60 000 putain de livres pour une école ? Je n’ai pas fait d’école pour faire mon film, mes comédiens non plus.

 

Dans quelle mesure ce film est-il autobiographique ?

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Ce n’est pas vraiment ma propre enfance, ce sont surtout des histoires qui sont arrivées à mes amis, ou que j’aie lues dans les journaux. Ces derniers vous racontent toujours ce qui s’est passé, mais jamais pourquoi. J’ai besoin de savoir pourquoi, c’est ça le plus important. Il y a une scène que j’aie coupée, qui vient de ce que j’ai entendu lorsque j’étais plongeur, d’un cuisinier qui était dans l’armée. Il me racontait que lorsqu’il était en permission à Mexico, il y avait cette femme et son bébé, et il était parti dans les buissons en descendant du bus pour la sauter, avec le bébé à côté. Celui-ci se met à pleurer et il lui demande de le faire taire : elle se met alors à lui donner le sein pendant qu’il continuait à la sauter. Lorsqu’il m’a raconté ça, j’étais sous le choc, déjà parce que je me demandais pourquoi il m’en avait parlé, mais surtout, je ne pouvais pas comprendre comment une femme pouvait être aussi désespérée. Quand j’ai écrit Ill Manors, j’y ai mis cette histoire, mais au moment de la tourner, je me suis dit qu’il y avait déjà tellement de choses dures suggérées, il y avait un bébé et ses parents sur le plateau… Je ne pouvais physiquement pas filmer ça, alors je l’ai fait d’une autre manière, avec ce personnage à la table de billard qui raconte l’histoire. Et même là je me disais que c’était trop. Ce que je voulais transmettre au public, c’était leur faire ressentir ce que c’est de vivre dans ces quartiers, au quotidien. Vous voyez des choses arriver là-bas, cela finit par vous désensibiliser, et par vous donner encore moins confiance en vous. Je viens de cet environnement, et lorsqu’on m’a donné des opportunités de m’en sortir, je les ai saisies, parce que je croyais en ma musique. Je suis chanceux, j’ai ce don d’écrire des chansons, mais ce n’est pas le cas de tous les gamins. Tous ne croient pas qu’ils auront une opportunité, parce que parfois leurs parents eux-mêmes leur répètent qu’ils sont des bons-à-rien. Je n’ai sans doute pas réalisé un chef d’œuvre avec Ill Manors, après tout j’ai encore beaucoup à apprendre, mais c’est de ça que je voulais parler.

Vous utilisez les chansons dans la narration pour introduire certains personnages. Comment avez-vous imaginé ce traitement original ?

En fait, j’ai d’abord écrit un premier synopsis pour le film, une sorte de grand résumé, mais j’ai aussi laissé une grande part de liberté aux acteurs. Je les ai choisi, je leur ai fait entièrement confiance, et j’ai donc laissé volontairement des blancs dans le passé de certains personnages pour qu’ils les remplissent, pour qu’ils improvisent. Certains m’ont demandé « mais comment est construit ton scénario ? », et je savais que tout finirait par se mettre logiquement en place. Mais en fait, ça a été un putain de cauchemar, un vrai puzzle que je devais reconstituer. Par exemple, ce qui faisait une demi-page à l’écriture devenait une scène de trois pages sur le plateau. Mais c’était magique : la séquence où Chris attrape Kirby par le cou, qu’il se met à rire en se moquant de lui, c’était une improvisation. C’est pour ça que je fais des films : bien sûr, il faut avoir une certaine discipline, mais je devais mettre de côté mon ego pour gérer tout ce matériel. Il y avait de très bonnes choses, d’autres moins bonnes, et il fallait faire en sorte que tout tienne debout. Je pensais naïvement pouvoir me reposer sur mes acquis, mais je me suis retrouvé à la fin avec des bouts d’histoires pour lesquels je n’avais pas d’images, que je devais monter moi-même. C’est pour ça qu’il y a ces chansons, ces mini-clips où l’on remonte dans le temps : je n’avais plus d’argent pour tout tourner, alors je me suis servi de mon talent de compositeur pour remplir les blancs. C’était un travail très exigeant, ça m’a rendu fou. J’ai revu le film l’autre soir à la télé anglaise, je peux voir les défauts, les choses que je n’aime pas… Mais c’était ce que je pouvais faire de mieux avec les moyens que j’avais. En même temps, si j’ai pu faire un film comme ça avec si peu d’argent, imaginez ce que je pourrais faire avec un vrai budget !

 

Vous citez en référence Quentin Tarantino et Nicolas Winding Refn. Votre film rappelle This is england and Top Boy (Ndlr : série anglaise créée par Ronan Bennett). Le réalisateur de Top Boy réalise d’ailleurs le clip de la chanson Ill Manors. Vous a-t-il influencé ?

Ce qui s’est passé, c’est que ma directrice de casting, qui était la même que pour mes clips, avait aussi travaillé pour Ronan Bennett. Nous avons été jusque dans des écoles, pour faire passer des auditions, où nous avons retenu une quinzaine de jeunes, et parmi eux, Ryan de la Cruz. Nous avons tourné au départ en 2010, et la série Top Boy a été tournée en 2011 : ils cherchaient des jeunes acteurs, et je leur ai dit que j’en connaissais une quinzaine, dont Malcolm Kamulete, qui a fini par jouer dans Top Boy. J’ai adoré la série, qui m’a surprise, parce que je m’attendais à un rip-off de Kidulthood. C’est là que j’ai rencontré Yann Demange, le réalisateur, qui souhaitait réaliser mon clip pour l’album Ill Manors. C’était comme si c’était prédestiné, ce rapport entre la série et mon film, entre ce réalisateur qui voulait tourner pour moi et moi qui aimait son travail. Donc, non, Top Boy ne m’a pas inspiré, cela a plutôt inspiré le clip en fait. En ce qui concerne This is England, j’ai surtout cherché à savoir comment Shane Meadows dirigeait ses acteurs : il part en fait d’un premier jet, il rassemble ses acteurs et les fait improviser, puis écrit le scénario. Je me suis inspiré un peu de ça. Mais au départ, j’ai écrit Ill Manors surtout comme une sorte de comic-book « pulp fictionnesque », avec des histoires entremêlées. Le style du film, lui, a plus à voir avec le cinéma européen qu’américain.

 

Comment avez-vous choisi Riz Ahmed ?

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J’ai connu Riz Ahmed à travers un de ses clips (Ndlr : l’acteur est aussi un rappeur réputé en Angleterre) Le rôle d’Aaron était destiné au départ à Adam Deacon, qui devait jouer au moment du tournage dans Anuvahood et un court-métrage. C’était mon premier et unique choix à la base. Mais maintenant que j’ai vu le film avec Riz, je ne vois plus honnêtement un autre acteur à sa place. C’est un rôle très compliqué, qui demandait beaucoup d’humanité, sans en faire trop. Riz a trouvé le bon équilibre pour le jouer. Et c’est dommage parce qu’à cause des préjugés dont nous parlions tout à l’heure envers la culture hip-hop, Riz n’a pas la reconnaissance qu’il mérite pour son travail. C’est triste en fait, parce qu’un film comme Ill Manors tente je crois quelque chose d’unique : une fusion entre la musique hip-hop et un regard naturaliste, plutôt que réaliste. Et cela touche tous les acteurs, en fait, qui sont pourtant pour la plupart tous amateurs, et ont livré des performances un peu brutes, mais incroyables. Je crois que ce film augure de belles choses pour eux, comme Ed Skrein, qui a été engagé pour jouer dans Game of Thrones. Moi-même je suis pris plus au sérieux grâce à ce premier film, ce qui était également l’une des motivations.

 

Souhaitez-vous faire d’autres films ? Vous parliez à un moment de tourner un musical adaptant votre personnage de Strickland Banks (Ndlr : « héros » fictif de son deuxième album) ?

Non, pour l’instant, je souhaite surtout continuer à faire de la musique, partir en tournée. J’ai bientôt 30 ans, j’ai été connu grâce à ce personnage, et j’ai peur qu’on ne se souvienne de moi que pour ça. J’étais prêt à faire le film à l’époque, les producteurs n’en ont pas voulu jusqu’à ce que l’album se vende par millions. Je leur ai dit « je vous emmerde, ce que je veux tourner maintenant, c’est Ill Manors ». En fait, j’ai pu réaliser l’idée que j’avais en tête avec ce film. Lors de ma dernière tournée, nous avons diffusé des clips du film sur scène pour introduire les chansons. Cette possibilité de mélanger les médias était excitante, mais c’est fatiguant à mettre en place. Peut-être que je ferais un film sur Strickland Banks un jour, mais mes envies d’aujourd’hui sont différentes de celles que j’avais à l’époque. Je ne pourrais pas vous dire ce que je vais faire, parce qu’il faudra que je sois vraiment passionné pour m’y remettre. On m’a proposé beaucoup de choses, beaucoup d’argent, mais à quoi bon se presser ? Le prochain projet devra être exceptionnel. Le but de mon prochain film devra être de changer le monde. C’est mon ambition en tout cas… ça devrait l’être pour n’importe quel film, en fait.

Avez-vous apprécié le tournage de The Sweeney ?

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C’était étrange, parce que je venais juste de tourner Ill Manors, j’étais en salle de montage, je devais me mettre en forme pour tourner The Sweeney, et du coup je passais mes journées dans la société de montage, à manger des protéines, faire des exercices… C’était crevant. J’ai dû prendre une pause quand Ill Manors a été bouclé. Et sortir de ce chaos, de ce processus de longue haleine, pour se retrouver dans un tournage beaucoup plus organisé, plus discipliné… c’était un soulagement, quelque part, même si j’avais pris cette habitude de pouvoir improviser sur le tournage. Là c’était impossible. Je me trouve bon, mais pas exceptionnel dans The Sweeney. Je dois respecter cet art, j’ai essayé, depuis Harry Brown jusqu’à aujourd’hui, d’apprendre à mieux jouer à chaque fois, mais je n’ai pas l’impression d’avoir été vraiment « testé ». Je dois croire plus en moi-même, et travailler pour ça. Je respecte énormément les acteurs, et je connais tellement de comédiens qui se démènent pour trouver ces rôles que je prends, je dois respecter ça et travailler dur pour m’améliorer.

 

Que pensez-vous du cinéma britannique aujourd’hui ?

Hmm… J’ai beaucoup aimé Tyrannosaur. This is England, Scum… Il y a beaucoup de grands films anglais. Les films d’Alan Clarke ont été très importants, Ill Manors se situe dans cette lignée. Une bonne partie des films que les gens de ma génération réalisent sont snobés par la critique, ils ne comprennent pas et n’ont pas envie de comprendre cette culture. Mais il y a beaucoup de talents chez nous, et c’est quelque chose de très fréquent. Regardez Les Evadés, tout le monde pense que c’est un des meilleurs films du monde, mais à l’époque, personne n’en parlait, les critiques l’avaient complètement descendu, personne ne l’a vu. Son succès s’est construit au bouche-à-oreille. Nous avons beaucoup de travail à faire pour changer la perception de notre culture dans notre pays, de changer la façon dont on décide quels films sont faits ou non.


Ill Manors

De Ben Drew/2012/ Royaume-Unis/120 min

Avec Riz Ahmed, Ed Skrein, Nathalie Press

Sortie le 3 avril 2013