Il y a encore quelques années seulement, Kim Ki-Duk n’allait pas bien du tout. Dénigré dans son propre pays, l’enfant terrible du cinéma coréen, chouchou des festivals étrangers, avait pris assez durement l’échec de ses derniers films, Time (2007) et Souffle (2008) en particulier. On douta même pendant plusieurs années que cet autodidacte contrarié et provocateur malgré lui revienne derrière la caméra. Ce retour s’est finalement déroulé en deux temps, avec deux petits films, Arirang et Amen, témoignant plus d’une douloureuse introspection que d’une véritable envie de revenir sur le devant de la scène. Avec Pieta, Lion d’Or à Venise l’an passé, Kim Ki-Duk a pourtant retrouvé le chemin de la fiction pure et dure, dans la droite lignée de ses plus fameux films-coups de poing, Adresse inconnue et Bad Guy en tête.

 La mère de tous les vices

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L’histoire de Pieta, comme souvent chez le réalisateur, est celle d’un marginal. Un type antipathique nommé Kang-Do (Lee Jung-Jin, assez bluffant), qui exerce le métier de recouvreur de dettes. En clair, son patron fait en sorte que de modestes travailleurs s’endettent en leur empruntant de l’argent, et Kang-Do vient chez eux à la date fatidique pour les estropier et ainsi toucher l’argent de l’assurance. C’est dans cette ambiance sinistre et violente que débarque un jour sur le pas de sa porte une femme âgée (Jo Min-Soo) qui prétend être sa mère. Rétif à tout sentiment, Kang-Do l’envoie sévèrement balader, mais la femme s’accroche, s’incruste… et finit par faire douter ce monstre d’égoïsme, soudain arraché à sa solitude et son dégoût de lui-même. La femme, qui s’installe bientôt chez lui, cache malgré tout un lourd secret…

Ce postulat tordu et minimaliste, Kim Ki-Duk l’exploite dans ses moindre recoins, si possibles les plus sombres. Le cinéaste ne s’est jamais refusé à décrire les actes les moins recommandables de ses personnages, qui ont en commun cette absence de compassion contaminant généralement tout le cadre, jusqu’au dégoût. Onanisme, viol, mutilation, suicide, violence envers les femmes et les animaux… Pieta ne fait pas de quartier dans sa première heure, et on imagine une fois de plus très bien une partie de l’audience être irrémédiablement choquée par ce déballage, cru et nihiliste, de cruauté et de déviance. Mais s’il y a une chose que les films de Ki-Duk ont aussi en commun, c’est que ces actes ne sont jamais gratuits, et que sous le vernis de la misère affective et sentimentale qui définit nos deux « héros », pointe souvent un propos inhabituellement dur contre la société coréenne.

Pas de place pour les sentiments

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Le titre du film, Pieta, fait explicitement référence à la perte des repères moraux qui contamine chacun des personnages du film. Kang-Do, bien évidemment, mais aussi la femme, ou tous ces artisans, du guitariste voulant perdre deux bras au lieu d’un au couple obligé de vivre dans une serre pour subsister, deviennent autant de reflets d’une société où l’argent est devenu une religion en soi, celle qui justifie tous les excès, toutes les folies. De manière audacieuse, et un peu mécanique, Ki-Duk détourne tous les clichés chrétiens (l’Ostie devient ici un véritable bout de chair, les appareils de métallurgie des instruments de torture christique) pour appuyer son propos, cette rage envers un monde moderne qui engloutit petit à petit l’humain, jusqu’à l’intégrer à même le sol comme le montre le noirissime dénouement. Kang-Do, ce type haïssable au possible, est au départ un monstre imperturbable, qui lorsqu’il se laisse aller à un semblant d’humanité (il épargne une de ses « victimes », découvre, hum, les joies du shopping en famille), devient dès lors une cible pathétique broyée par sa soudaine naïveté.

Cette absence de rédemption en bonne et due forme, qui bouleverse et révulse en même temps, Kim Ki-Duk la décrit dès le départ par son décor : le film a en effet été tourné dans l’ancien quartier métallurgique de Cheonggyecheon, à Séoul. Un ancien village d’artisans, à visage humain, qui dans Pieta ressemble à un tortueux labyrinthe tapissé de rideaux de fer, d’incroyables micro-boutiques rassemblant des monceaux informes de métaux et de presses silencieuses. Un monde clos, en voie de disparition, que le cinéaste observe de manière quasi documentaire, avec une tristesse et une dignité qui permettent, paradoxalement, d’adoucir le ton de ce conte noir et cruel.

Note BTW


3Pieta

De Kim Ki-Duk / 2012 / Corée du sud / 106 minutes

Avec Lee Jung-Jin, Jo Min-Soo, Woo Ki-Hong

Sortie le 10 avril