Durant sa prolifique et formidable carrière, Hayao Miyazaki aura eu plus d’une fois l’occasion d’annoncer son départ à la retraite. Dès la sortie de Princesse Mononoke (1997), le maître l’annonçait à la cantonade : il était temps pour lui de passer le flambeau à la nouvelle génération. À force de le répéter à chaque nouvelle réalisation, ses déclarations avaient de moins en moins d’impact. Avec Le vent se lève, la donne est différente : Miyazaki-san a laissé à d’autres (en l’occurrence, les pontes du studio Ghibli) le soin d’officialiser son retrait du monde cinématographique, bien en amont de la sortie occidentale du film, son onzième.

C’est donc avec un mélange de révérence et d’inquiétude que l’on se rend en salles pour découvrir cette œuvre résolument adulte, tellement éloignée de Ponyo sur la falaise et même des autres œuvres du réalisateur (Porco Rosso pourrait être son seul proche cousin).

Une Histoire d’avions

Le vent se lève : le dernier envol

Le vent se lève semble pourtant frappé du sceau de l’évidence : l’aviation, cette grande passion irriguant l’essentiel de son œuvre, constitue le cœur organique du projet et occupe tout l’espace mental du personnage principal. La période historique et les événements que le film dépeint trouvent aussi un écho personnel dans la vie des parents de Miyazaki, même si celui-ci balaie ces coïncidences biographiques d’un revers de la main. Impossible de ne pas voir Le vent se lève comme une œuvre-somme, un testament filmique imaginé par un sage qui se retournerait, avec bienveillance et lucidité, sur une vie bien vécue. Ce n’est pas un hasard si le titre reprend les premiers mots d’un vers de Paul Valéry : « Le vent se lève, il faut tenter de vivre ! » Y a-t-il déjà eu titre plus transparent, plus explicite dans la filmographie de Miyazaki ?

En se frottant à l’Histoire, avec un réalisme rappelant en bien des points le travail de son rival et ami Isao Takahata sur Le tombeau des lucioles, Miyazaki a déclenché pour la première fois quelques (vaines) polémiques dans son pays. Jamais le cinéaste ne s’était en effet attaqué frontalement au passé traumatique de son pays. Le vent se lève dépeint deux décennies de l’histoire du Japon, vingt années marquées par les catastrophes, les crises économiques, la maladie et la montée en puissance d’un mode de pensée né du complexe d’infériorité d’une nation ayant débouché sur une guerre meurtrière. Témoin passif de ces événements, Jiro est un rêveur-né, un homme un peu fade et gauche, mais galvanisé par sa passion pour les avions. À défaut de pouvoir les piloter (il est myope), Jiro les dessine, les conçoit et les fabrique, en prenant exemple sur le concepteur italien Giovanni Caproni, qui intervient dans ses rêveries. Embauché chez Mitsubichi, Jiro s’imposera rapidement par son talent dans les années 30, et créera un avion de chasse parfait, le A6M « Zéro », emblême de la Seconde Guerre Mondiale : le paradoxe de ce doux rêveur sera de rentrer dans l’Histoire par le biais d’un engin de destruction, pilotés par ceux qui se nommeront les kamikazes (en japonais : « vent divin »).

Vertiges de l’animation

Le vent se lève : le dernier envol

S’il y a une chose qui ne déçoit ni ne surprend dans Le vent se lève, c’est la parfaite maîtrise technique avec laquelle Miyazaki nous fait plonger dans ces années sombres et en même temps porteuses d’espoir : fidèle à ses habitudes, ce génie du dessin au trait si reconnaissable et évocateur, a supervisé sans relâche, pendant quatre ans, chacun des plans animés du film, qui contient certains des plans les plus impressionnants de sa carrière, aux côtés de Mononoke et du Voyage de Chihiro. L’un des morceaux de bravoure, la recréation du tremblement de terre qui dévasta Tokyo en 1923, provoque le même effet viscéral que si l’on regardait un anime post-apocalyptique de Katsuchiro Otomo. De même, les scènes aériennes, véritables « sas de décompression » poétiques au sein d’un métrage souvent austère, se révèlent tout aussi enivrantes que les séquences idoines du Château dans le ciel ou de Kiki la petite sorcière.

[quote_right] »Y a-t-il déjà eu titre plus transparent, plus explicite dans la filmographie de Miyazaki ? »[/quote_right]Sans jamais chercher la démonstration à tout prix, Le vent se lève impressionne malgré tout par son sens du détail, qui nous fait pénétrer dans les entrailles de ses avions comme s’il s’agissait de machines fantastiques, ainsi que par son refus de simplifier le jargon aéronautique, qui génère quelques dialogues assez imbitables pour le grand public. Qu’importe : tout comme Jiro saisit inconsciemment chaque arrivée d’une bourrasque comme un message lui intimant l’ordre de prendre sa vie en main, Miyazaki saisit chaque scène comme une excuse pour démontrer, si besoin était, son amour et sa parfaite connaissance du médium.

Amour et destruction

Le vent se lève : le dernier envol

Ce qui peut surprendre le plus, c’est à quel point Le vent se lève mise sur une narration intimiste, voire même dépouillée, pour toucher le spectateur. Jiro n’est ainsi pas présenté comme un gentil idéaliste fatalement broyé par un état belliciste : à l’image de cette fabuleuse séquence où Jiro et son ami Honjo tombent en Allemagne sur une ratonnade dont nous ne voyons que les reflets fugaces, la guerre n’est ici qu’un présage, une ombre aussi menaçante que les nuages s’extirpant d’une capitale dévastée. Jiro est un héros ambigu, qui sacrifie sur l’autel de son accomplissement personnel son histoire d’amour avec Nahoko, jeune femme atteinte de la tuberculose qui, se sachant condamnée, décide de passer le temps qui lui reste auprès d’un homme pourtant absent. S’il ne juge pas Jiro (qu’est-il de plus finalement qu’un rouage dans une mécanique implacable, une silhouette dans un fatras de décombres et de corps, comme le soulignent les ultimes minutes du film ?), Miyazaki n’offre pourtant pas non plus de raisons de le dédouaner.

Il est aisé de sentir dans cette déchirante et pourtant si délicate histoire d’amour une critique de la société traditionnelle japonaise, où la réussite des hommes doit primer sur l’épanouissement de femmes soumises comme Nahoko, loin d’être aussi émancipée que les héroïnes habituelles de Miyazaki. Et quelle réussite ? Jiro converse ainsi avec Caproni dans ses rêves, ce dernier le complimentant sur la beauté de ses avions. « Oui, mais aucun d’entre eux n’est revenu », soupire-t-il. Cette naïveté, ce détachement coupable que Jiro affiche en privé et dans son travail amènent à un dur constat : ce Japon-là n’était pas fait pour les rêveurs. En voulant mener le sien à terme, Jiro a payé le prix fort. En concluant ainsi son incroyable parcours avec un récit si désenchanté, Miyazaki rappelle que, plus qu’un dessinateur hors pair à l’imaginaire foisonnant, il est aussi un fin moraliste, ouvrant ses œuvres à l’interprétation comme rarement dans le domaine de l’animation. Le vent se lève en est une preuve supplémentaire, certes moins facile d’accès, parfois redondante et rédhibitoire, mais tout aussi essentielle que les autres chefs d’œuvre du co-créateur des studios Ghibli.


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Quatresurcinq
Le vent se lève (Kaze Tachinu)
De Hayao Miyazaki
Japon / 2013 / 126 minutes
Avec les voix de Hideaki Anno, Miori Takimoto
Sortie le 22 janvier 2014
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