Le Cercles des neiges : la tragédie miraculeuse de Bayona

par | 1 mars 2024 | À LA UNE, Critiques, NETFLIX

Le Cercles des neiges : la tragédie miraculeuse de Bayona

Couvert de Goyas, le survival de Juan Antonio Bayona Le Cercle des neiges transcende une histoire terrible avec un humanisme bouleversant.

L’histoire est si connue qu’elle s’est logée dans un coin de notre inconscient collectif. Oui, ce fait divers sur les survivants uruguayens d’un crash d’avion en montagne forcés de se nourrir des cadavres de leurs amis avant d’être secourus a bien existé. C’était en 1972, à 3500 mètres d’altitude dans la cordillère des Andes, quelque part entre le Chili et l’Argentine. L’histoire de ces rescapés est tellement fameuse qu’elle a généré de multiples documentaires, ouvrages et reportages, et a irrigué la fiction, à la fois littéralement (Les Survivants, adaptation hollywoodienne sortie en 1993) et figurativement (Yellowjackets et son équipe de filles perdues en forêt). Le traitement qui lui appose aujourd’hui l’espagnol Juan Antonio Bayona avec Le cercle des neiges, basé sur le livre du même nom de Pablo Vierci (dont il avait acquis les droits dès 2009) donne pourtant l’impression que cette histoire, interprétée cette fois par un casting uruguayen, nous est racontée pour la première fois. Avec rigueur, pudeur, intelligence et un évident lyrisme, mais de manière toujours immersive.

Survivre ou se laisser mourir

Le Cercles des neiges : la tragédie miraculeuse de Bayona

Il ne faut qu’une poignée de scènes, d’échanges saisis à la volée sur un terrain de rugby, dans les vestiaires puis dans un bar, pour boucler l’exposition du Cercle des neiges – à peine le temps pour le spectateur de se familiariser avec le narrateur choisi par Bayona, Numa Turcatti (l’inconnu Enzo Vogrincic, aux faux airs d’Adam Driver), avec son hésitation à embarquer pour le Chili aux côtés des camarades de son équipe, pour un match de gala. Une fois à bord, le cinéaste orchestre un monument de tension grandissante, à mesure que le vol fatidique se dirige droit vers la montagne à cause d’une avarie de moteur. La séquence du crash, à couper le souffle tant dans son montage et ses effets visuels que dans ce qu’elle choisit de montrer (la violence invraisemblable du choc sur les corps, l’impuissance des 45 passagers), laisse groggy et donne le ton du périple : malgré la blancheur immaculée, éternelle, fascinante des montagnes qui les entourent, ceux qui ont survécu à l’accident sont maintenant bloqués dans un enfer frigorifique, avec une carcasse d’avion pour abri dérisoire et aucun moyen de subsistance. Ils vont endurer ce calvaire, malgré les avalanches, les nuits à -20°, les blessures, la faim et la tristesse, pendant 72 jours. Seuls 16 d’entre eux en reviendront vivants – mais à quel prix ?

« Le Cercle des neiges émeut par cette hauteur de regard, parce qu’il parvient à extirper de ce calvaire brutal, a priori sans issue, une forme de transcendance collective bouleversante. »

Révélé en 2007 avec L’Orphelinat avant de confirmer à l’international avec le déjà très intense film catastrophe The Impossible, Bayona n’a jamais semblé maîtriser autant son sujet et la variété de ses approches qu’avec Le cercle des neiges, qui à bien des égards ressemble à son plus grand accomplissement. Tourné sur les lieux du drame et dans la Sierra Nevada espagnole, le film ne cède rien à son ambition réaliste, le cinéaste ayant accumulé des dizaines d’heures d’interviews pour peaufiner un script aussi factuel et respectueux de la mémoire des victimes que possible. Cet équilibre entre immersion extrême (même sur petit écran, l’expérience est véritablement viscérale) et approche « objective » des personnages, dont la personnalité semble d’abord indistincte avant de se révéler dans les choix qu’ils font, les doutes qui les saisissent, la souffrance qui les emporte, est l’une des réussites du projet. Par bien des aspects, Le cercle des neiges ressemble à un film d’horreur, où les chairs se nécrosent, les mains cadavériques émergent d’amas neigeux, l’urine se noircit, les visages se déforment par la faim – sans parler, évidemment, du choix du cannibalisme, au centre d’une séquence de dialogue à l’intelligence d’écriture admirable. Mais la caméra se refuse à tout voyeurisme, tout sensationnalisme, même si le thème heurte notre morale occidentale – seule la question rituelle, obsédante, plane en accompagnant ces protagonistes résignés, un par un, à adopter le plus élémentaire réflexe de survie : qu’aurions-nous fait à leur place ?

Jamais vraiment seuls

Le Cercles des neiges : la tragédie miraculeuse de Bayona

Film humaniste et éminemment compassionnel, Le Cercle des neiges émeut par cette hauteur de regard, parce qu’il parvient à extirper de ce calvaire brutal, a priori sans issue, une forme de transcendance collective bouleversante. Il y a ces noms et ces âges, trop jeunes, qui s’affichent à l’écran quand un protagoniste meurt ; le destin de Numa, boussole morale et narrateur subjectif soudain fantomatique, qui met des mots beaux et terribles sur le sentiment de sacrifice qui étreint successivement les membres de ce groupe soudé par l’impensable. Les Survivants mettaient au premier plan ceux parmi eux qui allaient forcer le destin en traversant une chaîne de montagnes pour trouver les secours. Bayona lui tient ces héros en réserve, comme s’ils s’extirpaient du collectif pour le représenter entièrement – il est bon de noter que rares sont les plans qui isolent un personnage dans le cadre, comme si chaque vie était consubstantielle à l’autre. Le film rend hommage au groupe sans emphase, mais ne peut se résoudre à être autre chose qu’exaltant par un effet de contraste, entre l’horreur de la situation et la résilience de ces jeunes survivants, la dureté de leurs épreuves (terrible séquence d’avalanche dans la carlingue de l’avion) et la simplicité libératrice du dénouement.

Usant de grands angles, de mouvements de caméra plus amples et de plans aériens à la Peter Jackson, Bayona adapte dans cette dernière ligne droite sa mise en scène pour traduire ce besoin irrépressible de vie, cette sensation de recroquevillement et de deuil perpétuel qui fait place à l’espoir, fût-il mince. L’effet procuré est logiquement doux-amer : quand beaucoup de commentateurs parleront de miracle suite au retour inespéré de 16 passagers, d’autres continueront à parler d’abominable tragédie. Les principaux concernés, filmés dans les dernières minutes comme l’on décrirait les survivants de camps de la mort, spectres en devenir extirpés d’un autre monde pour revenir dans le nôtre, doivent souvent se demander de quel côté la balance doit pencher. L’ultime plan les rassemble comme un groupe à jamais unique (la « société » du titre original), soumis à la culpabilité du survivant, aux conséquences de choix qu’eux seuls pouvaient prendre. Malgré l’abondance de détails qui définit Le cercle des neiges, malgré la mise en scène brillante de Bayona, le mystère de leurs consciences ne peut être véritablement déchiffré, et c’est tant mieux : celui-ci leur appartient.