American Fiction : entre satire littéraire et drame familial

par | 7 mars 2024 | À LA UNE, Critiques, VOD/SVOD

American Fiction : entre satire littéraire et drame familial

Nommé aux Oscars, American Fiction brocarde avec humour et pertinence les stéréotypes tenaces liés à la culture afro-américaine.

Le sort réservé à American Fiction par Amazon Prime Video n’est pas si différent de beaucoup de titres atterrissant en France sur la plateforme de Jeff Bezos – aucune annonce, aucun effort marketing, aucun « bruit » autour de la disponibilité du film si les sites spécialisés ne s’en saisissent pas. Mais dans le cas du film de Cord Jefferson, scénariste réputé (et récompensé pour les séries Watchmen et Succession) passant pour la première fois derrière la caméra, ce traitement se révèle d’autant plus décevant qu’il est nommé 5 fois aux Oscars. Le film y sera un outsider à l’ombre du mastodonte Oppenheimer, dans des catégories comme Meilleur scénario adapté – l’histoire trouve son origine dans le roman de Perceval Everett Effacement. American Fiction vaut donc mieux que cette sortie anonyme : cette comédie dramatique dans l’air du temps navigue entre dissection d’une famille dysfonctionnelle et satire d’un paysage culturel exploitant jusqu’à plus soif les clichés autour de la souffrance des Noirs aux USA.

Itinéraire d’un écrivain un peu trop frustré

American Fiction : entre satire littéraire et drame familial

L’excellent Jeffrey Wright (Westworld, The Batman, Hunger Games) est mémorable dans le rôle de Thelonious Ellison, surnommé « Monk », un enseignant et auteur de romans exigeant dont le travail ne parvient pas à rencontrer son public. En congé forcé après s’être lâché sur une étudiante blanche choquée par le mot « nègre » utilisé dans son cours (sur l’histoire de l’esclavage aux USA !), Monk se rapproche de sa famille à Boston, touchée par le deuil et la maladie de sa mère. Un soir de frustration, l’écrivain décide de « torcher » un roman accumulant tous les clichés et fantasmes autour de ce qu’il appelle le « black trauma porn » : un livre stupide plein de rappeurs gangsters et de pères indignes, signé sous pseudo, qui à son grand étonnement et celui de son éditeur (génial John Ortiz), va susciter l’intérêt prononcé d’une maison d’édition new-yorkaise prestigieuse – et blanche. Outré mais fauché, Monk accepte à contrecœur de jouer le jeu et s’invente une fausse identité d’ex-taulard vulgaire devenu écrivain, tout en jonglant avec ses obligations familiales et une idylle naissante avec sa voisine Coraline (Erika Alexander)…

« Le film, trop sage, semble hésiter à verser
pour de bon dans l’excès satirique. »

Même s’il s’inscrit dans une logique moins surréaliste que des films comme Get Out ou Sorry to bother you, American Fiction participe de cette tendance de la fiction américaine à interroger ce qui définit la culture noire aujourd’hui et son appropriation par les « élites blanches » bien-pensantes. Jefferson adopte d’emblée le ton de la satire, s’appuyant sur des dialogues ciselés et une mise en scène alerte pour empiler quelques séquences géniales, de la lecture publique d’un roman populaire (mais caricatural) par l’écrivaine Sintara Golden (Issa Rae) à la nuit d’écriture fiévreuse de Monk en passant par ses échanges avec les cadres grotesques de la maison d’édition. Personnage idéal de bougon condescendant, fils de médecin cultivé décrochant la timbale grâce une blague d’intello, Monk se retrouve piégé, lui qui voudrait voir son travail dissocié de sa couleur de peau : son roman trash (finalement titré… Fuck !) attire même les producteurs de Hollywood et les prix littéraires – prouvant par l’absurde son raisonnement autour des auteurs noirs coincés par un schéma fictionnel réducteur mais plus vendeur.

Les larmes derrière la plume

American Fiction : entre satire littéraire et drame familial

Cord Jefferson prend le pari de marier cet itinéraire d’un écrivain frustré avec une dimension de drame familial. Les scènes dédiées à Monk et ses proches (un frère gay joué par un Sterling K. Brown voleur de scènes, une sœur trop tôt disparue, une mère qui perd la tête…) enrichissent American Fiction autant qu’ils l’ancrent dans une évidente familiarité. Elles commentent aussi en creux l’ironie d’un personnage fustigeant le « trauma noir » bien qu’il expérimente, à son échelle, le même genre de drames que l’on croise dans mille films et romans de gare – les décors de villas de bord de mer et les romances courtoises sont aussi incluses. Cet aspect discrètement méta, qui fait tanguer malgré tout un film trop sage, semblant hésiter à verser pour de bon dans l’excès satirique, se matérialise dans un dénouement en forme de pirouette, qui fait se rejoindre réalisme, fiction et parodie, dans un même geste absurde et mélancolique. Une manière logique de conclure cet American Fiction imparfait mais très attachant, dont les qualités d’écriture et d’interprétation mériteraient bien plus de mise de lumière de la part d’Amazon.