Lorsqu’on cite Michael Mann, un tourbillon d’images vient à l’esprit : les chromos filtrés de Heat et Sixième Sens, les expérimentations digitales des années 2000, le souci obsessionnel du détail qui irrigue chacun de ses dix long-métrages, mais aussi les multiples shows télé où il a également imprimé sa marque dès le début de sa carrière. Après tout, Miami Vice est le vrai moment où le nom du metteur en scène américain est arrivé sur le devant de la scène et dans la mémoire du grand public.

Avant cela, Mann est passé par un apprentissage studieux et enrichissant du cinéma. Né en 1943 à Chicago, le jeune Michael, encouragé par ses parents, un couple de modestes épiciers, se révèle un brillant élève. Il entame des études de littérature à l’Université du Wisconsin, où il décroche un premier diplôme et manifeste un intérêt certain, qui lui sera bientôt caractéristique, pour l’architecture. Mais Mann a déjà été contaminé par le virus du septième art. Docteur Folamour (Stanley Kubrick, 1964) et La rue sans joie (G.W. Pabst, 1925), notamment, ont eu sur lui un énorme impact, l’équivalent d’une révélation : il veut devenir réalisateur.

Pour achever ce rêve, et aussi échapper à la conscription envoyant les jeunes de sa génération au Viêtnam, il s’inscrit à la London International Film School. Mann passera au total sept ans en Angleterre, dans une période (les années 60) propice à la création, une époque fertile pour le cinéma britannique qui accueille de nouveaux cinéastes atypiques, tels que Tony Richardson, Karel Reisz ou Ken Russell. Durant ce séjour, Mann fait ses premières armes, comme ses contemporains Ridley Scott et Alan Parker, sur des spots publicitaires, ainsi que des documentaires. Il part à Paris couvrir les événements de mai 68, puis réalise un court-métrage, Janpuri, pour lequel il remporte un prix au festival de Cannes.

Apprentissage carcéral

James Caan, ex-taulard et perceur de coffres d’exception dans Le solitaire

En 1971, de retour aux USA, il prend la route, et traverse le pays avec une petite équipe : le résultat se nomme 17 days down the line, et montre une galerie de travailleurs américains, dans un style documentaire déjà empreint de l’esthétisme et de la maîtrise qui feront plus tard sa réputation. À 30 ans, Mann est déjà un technicien accompli et un artiste en devenir à la forte personnalité. Il débute cependant un nouvel apprentissage en s’installant à Hollywood, où il parvient à se faire embaucher pour écrire des scénarios de séries télé. Parmi les plus célèbres : Starsky et Hutch, Police Woman, Police Story, ainsi que Vega$, dont il est créateur, mais qu’il désavouera rapidement. Son travail lui permet d’enchaîner rapidement avec un projet alléchant : l’adaptation du roman d’Edward Bunker, Aucune bête aussi féroce, sur la dure vie des détenus de Folsom, et leur impossible réinsertion.

Même s’il ne réalise pas le film Le récidiviste (Ulu Grosbard, 1978), où figure en tête d’affiche Dustin Hoffman, Mann va pouvoir se servir de son travail de préparation – il a passé trois mois à enquêter sur la prison de Folsom et à en rencontrer les détenus – sur son premier long-métrage, le téléfilm Comme un homme libre (1979). Cette histoire carcérale d’un coureur de fond emprisonné à vie, dont la possible sélection pour les Jeux Olympiques ébranle les certitudes et les habitudes de son pénitencier. Tourné dans un style vériste et sec, avec des acteurs lâchés dans une vraie prison, des gardes protégeant l’équipe et des détenus violents en guise de figurants (l’un d’entre eux sera assassiné quelques jours après la fin du tournage), Comme un homme libre reçoit après sa diffusion une pluie de récompenses, dont l’Emmy Award du meilleur scénario pour Michael Mann. Sa carrière est désormais lancée.

Le mode opératoire de Michael Mann, qui consiste à s’immerger en profondeur dans le monde qu’il dépeint, à tout lire sur le sujet et à rencontrer le plus de « témoins » possibles pour en restituer à l’écran, la stricte véracité, prend tout son sens avec Le solitaire (1981), interprété par James Caan et Jim Belushi. Ce drame splendide sur le monde des braqueurs, dont le héros est un perceur de coffres d’exception, respire l’authenticité, de véritables braqueurs ayant formé James Caan au maniement de leurs « outils ». Le solitaire est aussi un manifeste visuel, signe que Mann est autant un conteur attentif qu’un esthète accompli. Dès le début des années 80, il préfigure le style filtré, léché et maniéré de la décennie à venir.

Le côté obscur de la Floride

William Petersen est Will Graham dans Sixième Sens

La réussite, discrète mais bien réelle, de ce premier polar qui ne fait que se bonifier avec les années, permet à Michael Mann de mettre en branle une production plus ambitieuse, éloignée cependant de son univers « réaliste ». La forteresse noire (1983) est en effet un mélange osé de film de guerre et de film d’horreur, situé dans la Roumanie occupée par les Nazis, et interprété par Ian McKellen, Gabriel Byrne et Scott Glenn. Cette histoire de Golem réveillé par les forces SS au fin fond d’une forteresse se révèle assez confuse, malgré des effets spéciaux et une direction artistique spectaculaires (le fameux Molasar, en particulier, a été créé en partie par Enki Bilal). Atypique, quasi-philosophique, le film a en effet été complètement remonté et raccourci par ses producteurs, faisant de cette expérience un amer souvenir pour Michael Mann. Il est à noter qu’une version appelée « director’s cut » a été présentée en 2008 au Bifff à Bruxelles, mais elle n’a pas à ce jour refait surface en DVD ou Blu-Ray.

Le cinéaste va rebondir, et d’une manière spectaculaire, en acceptant de devenir le producteur exécutif du show imaginé par Anthony Yerkovich, Miami Vice. C’est Mann qui va définir le cahier des charges esthétique de la série : omniprésence des tons pastels, des filtres bleutés, choix de costumes et de voitures venues quasi-exclusivement d’Europe, mise en avant de maisons cossues à l’architecture post-moderne (qui contribuera à donner de Miami une image totalement fantasmée, reprise entre autres par des jeux comme GTA : Vice City)… Le montage « clippesque », branché façon MTV, était avant tout l’idée des producteurs de NBC. Mais la haute tenue visuelle et narrative de la série, on la doit à Mann, qui sera surtout aux manettes lors des deux premières saisons.

Le cinéaste a en effet d’autres engagements, telle cette adaptation du roman de Thomas Harris, Dragon Rouge, où est créé le personnage du docteur Hannibal Lecter (appelé Lektor dans le script). Renommé Manhunter (et Sixième Sens, 1986, en France), le film sera un échec financier à sa sortie, mais il a plus que passé l’épreuve du temps. À l’instar de Police Fédérale Los Angeles, dont le héros est interprété par le même acteur (William Petersen, future star des Experts), Sixième sens est un thriller qui synthétise en même temps qu’il les sublime tous les excès esthétiques des années 80, dont l’énergie souvent factice masque un profond malaise existentiel. Le profiler de Sixième Sens, qui poursuit un serial-killer insaisissable et cruel, est, tout comme Mann, habité et obsédé par son métier, au point d’y perdre parfois la raison. Remis en lumière par le remake (navrant) dont il a fait l’objet et par la « saga » Lecter, qui va se prolonger à la rentrée avec une série, Hannibal, reprenant le personnage de Will Graham à l’époque où il faisait équipe avec Lecter, Sixième Sens reste une réussite incontestable et fascinante.

Mann sera peu productif dans les années 80 au cinéma : Miami Vice l’accapare beaucoup, tout comme la série qu’il crée dans le même temps, Les incorruptibles de Chicago. Bien moins connue, celle-ci fait le pari de faire à la fois un show rétro (nous sommes dans les années 60), épique et feuilletonnant. Le metteur en scène est en avance sur son temps : programmée n’importe comment, la série est annulée au bout de deux saisons, bien qu’elle soit supérieure à nombre de programmes diffusés à l’époque. La décennie se termine pour Mann sur un galop d’essai, une adaptation télévisée, quelque peu fauchée, d’un script qu’il a écrit en 1979, consacré au duel entre un braqueur d’élite et un flic pugnace, en plein cœur de Los Angeles. Le résultat, LA Takedown, est si décevant que le réalisateur préfère l’oublier. Il retentera sa chance, avec un casting royal et un budget plus conséquent.

La décade prodigieuse

Avec Robert de Niro et Al Pacino sur le tournage de Heat.

Dans les années 90, les activités de Michael Mann se sont diversifiées, et on retrouve son nom au générique d’une série de téléfilms, Drug Wars, qui vont être de grands succès d’audience, en plus de révéler un acteur qu’on reverra plus tard dans le même univers de la guerre des drogues au Mexique : Benicio del Toro. Là aussi, les deux téléfilms remportent plusieurs statuettes aux Emmy Awards. Côté cinéma, Mann travaille d’arrache-pied à l’adaptation du célèbre roman de Fenimore Cooper, Le dernier des mohicans (1992). Cette épopée au romantisme échevelé, à la sauvagerie lyrique, est le premier grand succès populaire sur grand écran du cinéaste, qui s’est surpassé dans l’évocation d’une Amérique d’avant la conquête de l’Ouest (l’histoire se déroule en 1757). Inspiré par les peintures de Thomas Cole, et l’ouvrage en 30 volumes North American Indian Handbook, Mann dépeint comme nul autre une époque mal connue, où la colonisation se heurte à une Nature hostile et à un peuple en harmonie avec elle. Porté par un Daniel Day-Lewis qui s’est investi corps et âme dans le rôle, et par Madeleine Stowe, Le dernier des Mohicans fait l’unanimité dès sa sortie.

Que dire alors de la grande œuvre suivante, celle que Michael Mann porte en lui depuis quinze ans ? En choisissant Al Pacino et Robert de Niro, qui ne se sont jamais rencontrés à l’écran (ils ne partagent aucune scène dans Le Parrain II), et qui portent en eux toute une histoire du film policier (ils ont interprété à la fois les truands et les flics les plus célèbres du cinéma, d’Al Capone à Serpico en passant par Michael Corleone et Tony Montana), Mann ne pouvait pas rater Heat (1995). Cette fresque de trois heures, d’une précision estomaquante à tous les niveaux, ne doit rien au hasard. Qu’il choisisse de tirer à balles réelles dans une avenue de Los Angeles fermée pour l’occasion, qu’il fasse inverser la rotation des avions dans un aéroport pour les besoins d’une scène ou qu’il choisisse une maison art déco en bord de mer pour souligner la solitude du truand, Mann sait quel effet obtenir, aidé il faut le dire par un casting fabuleux : Val Kilmer, Jon Voight, Ashley Judd, Tom Sizemore, Danny Trejo, William Fitchner… Ils sont trop nombreux pour être cités, mais contribuent chacun à leur niveau à la réussite exceptionnelle de ce classique moderne.

Ami de longue date du producteur Lowell Bergman, dont l’émission 60 minutes est considérée comme ce qui se fait de mieux en matière de journalisme d’intégration, Mann s’intéresse ensuite rapidement à une histoire de reportage censuré sur les dessous de l’industrie du tabac. Il va y trouver la matière pour son nouveau film, Révélations (1999), un drame inhabituel pour lui, mais qu’il investit de son souci maniaque de retranscrire « la vérité », à la fois sur le conflit intérieur de l’employé qui a dénoncé les pratiques de son entreprise, Jeffrey Wigand, et sur le journaliste Mike Wallace, qui s’est retrouvé confronté à la censure de ses patrons. Russel Crowe et Al Pacino endossent le costume de ces deux personnages réels, dont les combats respectifs ont ébranlé un lobby tout-puissant dans les années 90. Aidé de son fidèle chef opérateur Dante Spinotti, Michael Mann réussit là encore à explorer les tourments intérieurs de ses personnages comme personne, faisant par exemple d’une simple partie de golf un sommet de tension paranoïaque.

Plongée dans le digital

Farrell et Foxx, beaux gosses tourmentés dans Miami Vice

Cette année-là, le réalisateur manquera de peu l’occasion d’être enfin récompensé aux Oscars, le film récoltant sept nominations, mais ne gagnant aucune statuette. Qu’à cela ne tienne, la période faste de Mann est loin de toucher à sa fin : il le prouve deux ans plus tard avec la sortie d’Ali (2001), qui va à l’encontre des traditionnels « biopics » dont raffole Hollywood. S’il s’attache à raconter l’histoire du légendaire boxeur Cassius Clay, aka Muhammad Ali, Mann le fait sous un angle avant tout sensitif : il s’attache à une seule période de la vie de l’athlète (de 1964, où il est au fait de sa gloire, à 1974 et son fameux match « Rumble in the jungle » au Zaïre), et s’intéresse moins à l’interaction entre Ali et son époque qu’à son parcours intérieur. Celui-ci est marqué par son rapport avec ses mentors (Malcolm X, notamment), sa prise de conscience sur la guerre du Viêtnam qui lui vaudra une interdiction de monter sur le ring, son arrivée en Afrique dans les années 70… Mann s’immerge là encore dans un monde nouveau, et soigne sa reconstitution, allant même comme pour Révélations jusqu’à débusquer les lieux réels où s’est déroulée l’action pour y poser sa caméra. Will Smith, qui s’est entraîné pendant un an de manière intensive pour être à la hauteur, décroche le rôle de sa vie. Le film est mémorable pour sa recréation du combat de 1974, devant 30 000 figurants, et son usage d’un système de mini-caméras, l’Elmocam, donnant un rendu très particulier aux scènes de boxe.

Cette plongée dans le digital est capitale pour Michael Mann : le nouveau siècle est pour lui synonyme d’expérimentations, qui débutent avec une série, Robbery Homicide Division, pour laquelle il retrouve l’acteur Tom Sizemore. Encore une fois, c’est un show policier, mais vu à travers un filtre 100 % numérique, inhabituel pour l’époque. Cru, hypnotique, imparfait, « RHD » est un échec commercial pour le producteur, et le tournage, handicapé par l’arrestation de son comédien principal, s’arrête au bout d’une saison. Ses deux films suivants, Collateral et Miami Vice, forment les prolongations logiques de ce travail acharné sur l’image. Pensé comme une série B de luxe employant Tom Cruise à contre-emploi, Collateral (2004) présente Los Angeles comme jamais auparavant. Son unité de temps (tout se déroule en une nuit) permet à Mann de filmer l’obscurité de manière révolutionnaire, grâce aux premiers modèles de caméra Red. La cavale meurtrière de Cruise acquiert une hyper-sensibilité remarquable, et pour une fois, c’est plus le scénario, qui manque d’un dernier acte plus original, qui fait défaut ici. C’est aussi le reproche adressé à Miami Vice (2006), qui actualise radicalement la série en abandonnant ses oripeaux « frimeurs », tout en lui rendant hommage à travers une histoire empruntée à plusieurs épisodes de la première saison. Crockett (Colin Farrell avec une moustache de porn star) et Tubbs (Jamie Foxx) prennent la direction du grand écran sous la houlette d’un cinéaste passé maître dans l’art de dépeindre le vertige existentiel de personnages abîmés par leurs constants changements d’identité. Trop bavard pour certains, déroutant pour d’autres, Miami Vice reçoit un accueil mitigé.

Un souci de réalisme intact

Dennis Farina et Dustin Hoffman dans l’éphémère Luck

Les années 2000 auront été marquées par l’activité de Michael Mann en tant que producteur : Aviator (qu’il devait un temps réaliser), les films de son protégé Peter Berg (Hancock et Le Royaume) ainsi que le premier long de sa fille Ami Canaan Mann, Texas Killing Fields. Le cinéaste s’est aussi découvert un goût pour les spots publicitaires de luxe, qu’il s’agisse de tourner des mini-métrages pour Mercedes Benz avec Benicio del Toro, des spots (virtuoses) pour la NFL, ou une campagne pour Blackberry. Des démonstrations techniques assez bluffantes, venues d’un esthète maître de son art.

La décennie se termine pourtant avec une vraie déconvenue, Public Enemies (2009) où l’on retrouve Johnny Depp et Christian Bale. Là encore un film d’époque, toujours tourné en digital, toujours dans le genre policier (on y suit la traque du gangster Dillinger dans les années 30). Pourtant, cette fois la mayonnaise ne prend pas, la faute peut-être à une interprétation peu inspirée, au rendu clinique de l’image faisant ressortir le côté factice des décors, ou bien à une histoire sans surprises, ressassant les grandes figures du film de gangsters sans y apporter cette patte unique qui fait tout le prix du cinéma de Mann.

Depuis lors, le metteur en scène n’est pas revenu au cinéma, ce qui ne l’a pas empêché de faire l’événement avec une série HBO dont il est le co-créateur, Luck. Plus de trente ans après Le récidiviste, Mann a enfin eu l’occasion de diriger Dustin Hoffman, au centre de ce show explorant les coulisses du monde hippique, dans le pilote de cette série malheureusement annulée en 2012, pour cause de décès gênants de plusieurs chevaux durant le tournage. Là encore, Luck fera date par son exigence et son souci du détail parlant, une constante dans l’œuvre de Mann, qui a encore dans ses cartons une biographie du constructeur automobile Henry Ford, ainsi qu’un polar sur les extorsions de fond au sein de la pègre new-yorkaise. Il a également accepté, et c’est un première, d’être président du jury au prochain festival de Venise.

Bibliographie :  Michael Mann, de Paul Duncan et F.X. (sic) Feeney, aux éditions Taschen

Note : cet article est paru dans une version légèrement différente sur l’excellent site deuxflicsamiami.fr, la bible française de la série de Mann et Yerkovich.

 

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