À notre plus grand soulagement, Jeff Nichols n’est pas encore en voie de « colintrevorrowisation ». Malgré les tapis rouges qui lui ont été déroulés après la double (énorme) réussite de Take Shelter et Mud – l’intéressé raconte lui-même qu’il a refusé quelques blockbusters -, ce n’est pas demain la veille qu’on le verra participer au reboot d’une quelconque franchise, dans lequel il perdrait à coup sûr ce qui fait la force de son cinéma. Abandonner sa liberté pour le clinquant d’une production à 200 millions, très peu pour Nichols, qui opère toutefois un virage marquant vers un cinéma plus grand public avec Midnight Special. Produit par Warner, son quatrième long-métrage verse pour de bon dans la science-fiction. Il convoque des influences aisément reconnaissables, en promettant une forme de fusion entre son univers intimiste, rural, profondément romanesque, et un spectacle enlevé, road-movie à tendance christique où l’on parle super-pouvoirs et paranoïa gouvernementale. Tourné dans le plus grand secret et très attendu, Midnight Special n’a pourtant pas pour ambition, malgré ce que vante l’affiche, de prendre le relais de Spielberg.

Une famille sous influence(s)

MIDNIGHT SPECIAL

Le film débute, cadrages serrés et ambiance pesante, dans une chambre d’hôtel du Sud des États-Unis, où stationne une famille étrange. Roy (omniprésent Michael Shannon, porte-bonheur de Nichols depuis ses débuts) y garde son fils, Alton (Jaeden Lieberher, pas exactement attachant), dont le poste de télé nous apprend qu’il a été enlevé. Le visage de Roy passe à la télé, mais pas celui de Lucas (Joel Edgerton), son ami venu l’aider. Ils sont en fuite, tentant d’échapper à l’emprise du « Ranch », une secte emmenée par Calvin Meyer (Sam Shepard), qui prend son fils adoptif Alton pour un nouveau messie. Il n’a pas forcément tort : Alton est doué de grands pouvoirs, depuis ses yeux qui crachent une lumière aveuglante s’il est exposé au soleil, à sa connaissance innée des langues étrangères, de l’emplacement des satellites, ou des émotions de ses proches. En plongeant dans son regard, vous pouvez même voir un monde étrange. Pas étonnant que le gouvernement, et notamment un agent des renseignements, Paul Sevier (Adam Driver), courent après Roy et les siens…

[quote_left] »Le film travaille des motifs moins « aimables » et attirants que cette intrigue linéaire et facile d’accès laisse supposer. »[/quote_left] De son propre aveu, Jeff Nichols a été inspiré pour ce nouveau film par des références très spécifiques, nous renvoyant toutes au cinéma fantastique des années 70-80. Remplacez un adorable alien par la bouille ronde d’Alton, et vous avez un émule d’E.T., avec ses agents du gouvernement tentant de contrôler un personnage qu’ils ne comprennent pas, une famille disloquée recomposée autour d’un événement surnaturel, une longue fuite en avant pour honorer un rendez-vous tout aussi fantastique… L’ambiance de road movie obsessionnel, les jeux de lumière nocturnes, le spécialiste bienveillant à consonance française (Driver remplace ici… Truffaut) et l’apparition finale extatique sont aussi des renvois directs à Rencontres du troisième type. Enfin, le décor estampillé southern, ainsi que la personnalité rassurante, angélique et presque paternaliste d’Alton évoquent immanquablement le Starman de Carpenter, que le cinéaste avait déjà envisagé comme une réponse à E.T. Ce triumvirat de figures tutélaires pourrait littéralement écraser Midnight Special sous son poids. Mais elles servent avant tout à faciliter la tâche de Nichols. S’il n’esquive pas la notion d’émerveillement propre à ce type d’histoire, le film travaille des motifs paradoxalement bien moins « aimables » et attirants que cette intrigue linéaire et facile d’accès laisse supposer.

L’enfant-miracle

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La présence en tête d’affiche de Shannon, plus soucieux que jamais, est un lien qui permet d’envisager Midnight Special comme une variation de Take Shelter. Alors qu’il jouait dans ce dernier un père au seuil de la folie, car confronté à des visions apocalyptiques, l’acteur devient ici un père en mission, converti aux pouvoirs de son fils, et dévoué corps et âme à sa protection. Le doute ne le taraude plus, comme il ne tiraille plus l’entourage du garçon : tous ont été témoins de ses « miracles », et se soumettent sans se poser de questions à ses besoins, sachant que la seule chose qu’ils peuvent lui apporter est une certaine protection. Nichols s’inspire pour chacun de ses films de ses propres questionnements, et Midnight Special prolonge ceux qu’il pouvait avoir sur sa paternité, sa responsabilité face aux dangers du monde qui nous entoure. Alton apparaît presque, dans ce sens, comme une vision fantasmée d’un monde où notre progéniture se chargerait de son propre bien-être, laissant les parents dans une position d’observateur, avec une lueur de fierté dans les yeux qui dirait : « j’aimerais avoir ta force ». A contrario, il est aussi permis de voir dans le couple séparé que Roy forme avec la mère, Sarah (Kirsten Dunst, dans la lignée de son rôle dans Fargo, en moins extravagant), une image de la famille rongée d’avance par le deuil, et la certitude que leur enfant devra, pour être heureux, disparaître de leur univers.

Plusieurs interprétations sont possibles, tant Nichols épure, encore plus qu’à son habitude, sa mise en scène et la conduite de son récit. Midnight Special démarre dans l’urgence, sans période d’exposition, et nous pousse à combler les trous et rattraper notre retard sans jamais s’épancher sur les personnages qu’il nous fait suivre. Le film cherche paradoxalement à créer l’empathie sans laisser le champ libre à l’émotion. Outre l’absence d’effusion qui caractérise Roy, les motivations de Lucas, par exemple, se révèlent en creux sans jamais être clairement exprimées. Le personnage de Meyer disparaît subitement de l’intrigue, quand un autre, Elden, apparaît sans prévenir. De manière générale, Midnight Special souffre d’un certain manque d’incarnation, d’une froideur exagérée qui n’empêche certes pas de comprendre les enjeux de la quête d’Alton, mais nous laisse surtout de marbre au moment de son accomplissement – personnifié par une « apparition » qui rappelle un peu trop un récent blockbuster SF pour être totalement étonnante.

En bord de route

MIDNIGHT SPECIAL

Il apparaît qu’en fin de compte, Jeff Nichols a voulu satisfaire des envies cinéphiliques tout à fait acceptables (euphémisme), et tester son savoir-faire sur un terrain plus inconnu qu’à l’accoutumée (l’abondance des scènes nocturnes et l’omniprésence d’effets spéciaux sont de fait une nouveauté pour lui). Mais cela ne l’a pas empêché de livrer un film fidèle à ses obsessions : la famille, l’enfance sacrée, la foi, le besoin indispensable de transmission. N’y de parfaire son art de l’image forte et pure à la fois, chargée en symboles : l’apparition d’une caverne aquatique aux allures divines, ou cette voiture qui file feux éteints dans la nuit, entre autres, resteront autant dans notre mémoire que les visions de Take Shelter ou les travellings au fil de l’eau de Mud. Il est juste dommage qu’il ait choisi de nous laisser par la force des choses sur le bord de la route cette fois, dans la même position que Paul Sevier, l’observateur fasciné qui comprend tout mais n’obtient jamais le droit de participer lui-même à l’aventure.


[styled_box title= »Note Born To Watch » class= » »]
Quatresurcinq

Midnight Special
De Jeff Nichols
2016 / USA / 111 minutes
Avec Michael Shannon, Adam Driver, Kristen Dunst
Sortie le 16 mars 2016
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