À un moment-clé du film (visible dans le teaser), Möbius justifie son titre en expliquant au héros ce qu’est, en mathématique, un ruban de Möbius, ou Moebius – rien à voir avec le dessinateur, puisque c’est au mathématicien August Ferdinand Möbius qu’on doit ce principe. C’est une bande toute simple qui, après quelques torsions, permet de revenir au même point de départ. L’idée a de quoi séduire, entre autres, les amateurs de voyage dans le temps – le ruban évoque le principe de boucle temporelle -, mais il était plus inattendu de voir le terme repris dans le cadre d’un film d’espionnage. Il est moins surprenant que ce soit le singulier Éric Rochant que l’on retrouve derrière ce projet atypique. L’ancien élève de la Femis a gagné ses galons auprès des cinéphiles au moment de la sortie des Patriotes, l’un des meilleurs films du genre réalisés en France. Crucifié à Cannes, Les Patriotes a quasiment mis Rochant sur la touche. On l’a retrouvé, iconoclaste et bordélique le temps d’un Total Western en roue libre, au début du millénaire, puis à la télé, au combo de la série corse Mafiosa.
Comme ces deux projets, Möbius se déroule dans le sud de la France, à Monaco plus précisément. Les panoramas spectaculaires, le luxe ostentatoire des grands hôtels et casinos, le flou fiscal propice au flux d’argent sale, les caméras omniprésentes… Cette french riviera-là, Éric Rochant la filme avec l’attention et l’opulence qu’elle mérite : en choisissant ce décor aussi cinégénique que potentiellement caricatural, Möbius s’offre une belle plus-value visuelle. Monaco est un lieu idéal pour un jeu de cache-cache entre espions et requins de la finance, et la vista du cinéaste pour planter en quelques minutes son décor, déjà visible Les Patriotes, suffit à nous convaincre de profiter du voyage.
La passion d’Alice
Il ne faut malgré tout pas débrancher son cerveau pour suivre l’intrigue du film : contrairement aux apparences et à ce que suggère son accent hésitant, Cécile de France incarne une trader américaine, en exil forcé à Monaco après avoir contribué à la faillite de Goldman Sachs (rien que ça). Désormais au service d’une holding mafieuse appartenant à l’oligarque lui aussi exilé Rostovsky (Tim Roth, en service minimum), l’intrépide Alice travaille en fait pour la CIA, qui rêve de le faire tomber. Là où l’histoire se complique, et le ruban se tord, c’est qu’Alice doit être hameçonnée sans s’en rendre compte par une équipe du FSB, les services secrets russes. Et là aussi, Rochant nous force un peu la main en nous demandant de faire comme si Jean Dujardin (et, encore mieux, Émilie « Rosettavsky » Dequenne) était un barbouze ruskov du genre bondien, période Daniel Craig, bras armé d’un colonel avide de pouvoir. Tout ce petit monde se manipule et s’épie d’un œil méfiant, jusqu’à ce que Moïse (nom de code du perso de Dujardin) tombe littéralement amoureux d’Alice. Et comme la réciproque est vraie, c’est le début d’une vraie suite d’embrouilles pour ce couple impossible, empêtré dans des mensonges qui risquent de leur coûter cher.
[quote_center] »On ne compte plus les longs plans tamisés sur le visage de Cécile de France, chevrotante comme un Marseillais à Calais en hiver, et sur le visage coincé ou absent de Dujardin, un poil interdit devant la « performance » de sa partenaire, avec laquelle, soit en dit en passant, l’alchimie est assez limitée. »[/quote_center]
De son propre aveu, Rochant a souhaité émuler dans un contexte moderne l’intrigue romantique et pleine de suspense du classique d’Alfred Hitchcock, Les Enchaînés. Succédant d’une certaine manière à Ingrid Bergman, Cécile de France s’est transformée en blonde sexy et déterminée pour incarner cette Alice si sûre de son pouvoir, qui se met à vaciller une fois qu’elle se retrouve ballotée entre sa mission d’infiltration et son coup de foudre pour le mystérieux Moïse. C’est elle, et non lui, la véritable colonne vertébrale du récit, constamment sur le fil du rasoir, complice et innocente à la fois. Dans un rôle plus taciturne d’agent secret bourru et tatoué décidant sur un coup de tête de désobéir aux ordres pour se sentir plus vivant, Dujardin met au placard tout tic de jeu (l’acteur plaisante d’ailleurs volontiers sur la « stone face » que Rochant lui a demandé d’adopter à l’écran) et déballe avec conviction ses répliques en russe.
Intime surveillance
Leur rencontre, leur passion éphémère mais intense est, on s’en rend compte à regret, le principal centre d’intérêt d’Éric Rochant, qui élude dès le départ au maximum les séquences d’explication et les rebondissements liés au complot américano-franco-russe qui se trame sur les hauteurs de Monte-Carlo. L’équipe de Moïse dont fait partie (rires) Émilie Dequenne est par exemple peu exploitée, tout comme l’étendue exacte des pouvoirs de Rostovsky, menace plus accessoire qu’efficace, est peu montrée. Le réalisateur semble d’ailleurs in fine complètement se désintéresser de son sort, passée la référence toujours d’actualité à la chasse aux oligarques russes. Non, le cœur de Möbius, qui bat comme celui d’un tourtereau au soir de sa première sérénade, c’est la romance charnelle qui rapproche d’un coup deux maîtres de la manipulation, dont on se doute qu’ils paieront chèrement leurs écarts coquins. Passe encore que le scénario mette Dujardin dans la même situation que Richard Dreyfuss dans Étroite surveillance (celui du voyeur qui ne doit pas être vu par ses collègues), au prix de certaines incohérences. Ce qui rend Möbius inconsistant, voire raté, c’est la préciosité confinant au ridicule avec laquelle il choisit de s’attarder sur les ébats de Moïse et Alice. On ne compte plus les longs plans tamisés sur le visage de Cécile de France (ou le dos de sa doublure), chevrotante comme un Marseillais à Calais en hiver, et sur le visage coincé ou absent de Dujardin, un poil interdit devant la « performance » de sa partenaire, avec laquelle, soit en dit en passant, l’alchimie est assez limitée.
Le film possède, avouons-le, pas mal de qualités, de son judicieux casting anglo-saxon à son refus obstiné de céder aux sirènes du grand spectacle (ceux qui ne jurent que par 007 devraient se rappeler que la première qualité de l’espion, c’est sa discrétion, pas sa capacité de destruction) ou des résolutions faciles. Möbius parle de destinées inéluctables, du pouvoir étatique et monétaire qui punit tout sentiment. Mêler l’intime à la politique d’État est une belle ambition, et le cocktail se révèle par moments passionnant, surtout du côté russe. Seulement, le rythme est lâche, les affèteries d’auteur du réalisateur plombent la tension qui devrait magnifier chaque retournement de situation, et le dénouement se complaît dans une sorte de twist mystico-émotionnel qui tranche nettement avec le sérieux de l’entreprise. En bref, Möbius finit malgré toute sa bonne volonté par s’écraser dans le mur, après une course au suspense lancée sur les chapeaux de roue. Vraiment dommage.
Note BTW : 2/5
D’Éric Rochant / 2013 / France / 103 minutes
Avec Jean Dujardin, Cécile de France, Tim Roth
Sortie le 27 février
2/5 … Du coup je me demande vraiment si je vais le voir ou non …
A la vue de la bande annonce, les histoires et les intrigues (volontairement plurielles) me paraissaient très compliquées. Mais on sait que tout est méticuleusement calculé et pesé dans un BA. Alors je me disais que sans doute le film allait rapidement simplifier. Apparemment ce n’est pas le cas. Dommage alors. Ca me fait penser à ses énormes hamburgers où le but du jeu est de toujours mettre une couche supplémentaire. Quand tous les ingrédients s’accordent et qu’on s’est arrêté à temps : ça peut passer, il faut juste surveiller sa digestion. Mais on oublie qu’un simple croque monsieur aurait pu faire l’affaire. Bon appétit pour les prochains films de BTW !
Whaou, jolie métaphore !
Si les films sont des hamburgers, alors Möbius c’est un peu comme le club sandwich du boulanger du coin : les ingrédients sont meilleurs, certes, la présentation est plus soignée, mais au final on a encore faim et on se taperait bien un petit steak à la place.