William Turner laisse derrière lui une œuvre majeure et prolifique, qui constitue l’un des piliers de l’art britannique. Son travail repose, conformément à sa volonté, gracieusement (ou presque) à la disposition du grand public, dans une section qui lui est consacrée à la Tate Gallery de Londres. Selon ses propres mots, Mike Leigh (Vera Drake et plus récemment Another Year) tenait à évoquer « l’écart entre cet homme mortel et son œuvre éternelle ». Pour rendre hommage à ce peintre romantique, précurseur de l’impressionnisme, le cinéaste propose un biopic en forme d’œuvre d’art. Sa beauté plonge le peintre au cœur de sa propre toile. La vision de Timothy Spall se baladant entre « Le Dernier Voyage du Téméraire », « Lever de soleil avec monstres marins » ou encore le sublime « Pêcheurs en mer » suffit à excuser les longueurs contemplatives dont souffre le film.

Portrait d’une époque

Mr Turner : captation de la beauté de l'être

Si le genre biographique déçoit tant de nos jours au cinéma, c’est peut-être parce que les cinéastes se concentrent davantage sur les ravages du temps et le maquillage que sur la personnalité même des personnes dont le destin nous est conté. Mike Leigh, à 71 ans, maîtrise parfaitement son sujet et parvient à transposer à l’écran, l’homme, son environnement et même sa réflexion avec des coups de pinceau naturels et délicats. Le modèle, Timothy Spall (Upside Down, Wasteland) paraît aussi laid que ses œuvres sont sublimes. Tantôt gros ours ronchon, tantôt petit animal mélancolique, le portrait amer de cet homme totalement dévoué à son art est accentué par quelques notes d’émotions et de fantaisie. Car derrière cette carapace hargneuse et orgueilleuse se cache une histoire familiale triste, avec une mère rendue folle par le décès de sa jeune sœur. Si William Turner laisse entrevoir des atours bourgeois et bruts de décoffrage, il pouvait aussi faire preuve de générosité et d’amour. Timothy Spall, justement récompensé au festival de Cannes, joue à la perfection ce personnage complexe, mais le spectateur aurait sans doute apprécié que ses deux heures et demi de grognements ininterrompus fussent un peu plus courtes.

[quote_center] »Dernière gardienne du temple de la famille, Hannah semble porter sur ses maigres épaules une facette intime du peintre. »[/quote_center]

Début XIXe, dans la maison de la famille Turner, le maître rentre de voyage. Le plancher grince dans le silence et soudain, la discrète femme de chambre se rue sur le peintre pour le débarrasser de ses affaires. Le père de William, ancien barbier, devenu l’assistant dévoué et complice de son fils, traîne sa vieille carcasse vers son atelier pour entendre tous les détails des déboires maritimes de son illustre descendance. Plus tard, à Royal Academy of Arts, Turner joue les mondains faussement méchants, respectés, mais parfois moqués par ses pairs. Entre ces murs, le peintre s’amuse, copine et jalouse les œuvres des autres membres. Sa voix forte balaye d’un revers de la main les élucubrations d’un riche et autoproclamé critique d’art. Seul, enfin, sur les côtes britanniques agitées, carnet de croquis en main, un air de clarinette en fond sonore, il dessine une ébauche de paysage. L’homme montre une fascination obsessionnelle pour les paysages maritimes et se complaît, tout au long de sa carrière, à en maîtriser l’éclairage. Ce talent lui offre pour la postérité le sobriquet flatteur d’«artiste de la lumière ». C’est d’ailleurs loin de l’agitation du monde de l’art et de sa maison familiale, près de l’eau, qu’il trouvera l’amour et un refuge pour son âme tourmentée.

Coups de projecteur

Mr Turner : captation de la beauté de l'être

D’autres personnages restés dans l’ombre de l’histoire entrent aussi dans la lumière dans Mr Turner. Avant la publication de son testament, sa relation avec Sarah Danby, qui a donné lieu à la naissance de deux filles a été cachée et rejetée par Turner. Les apparitions sauvages et blessées de la dame incarnée par Ruth Sheen montrent un aspect plus sombre et cruel à ce personnage. Le parcours bouleversant de la femme de chambre des Turner et parente de son ex-compagne, Hannah Danby, qui finira ses jours gravement malade et abandonnée par son maître reste la figure la plus percutante du film. Affublée d’une démarche clopin-clopant et d’une infection de la peau, cette dernière montre une générosité touchante pour son employeur. Dernière gardienne du temple de la famille, elle semble représenter sur ses maigres épaules la facette intime du peintre. Des témoignages font également état de la relation plus joyeuse entretenue par Turner avec sa logeuse à Margate, dans le nord de l’Angleterre : Sophia Booth (Marion Bailey) apporte une bouffée d’air frais au peintre malgré sa triste propension au veuvage à répétition.

Au cours de ses voyages, Turner fera la connaissance d’un nouvel art, la photographie. Dans une scène cocasse, cet homme qui déteste pourtant sa propre image prend la pause, incapable de résister à la curiosité de l’objectif. Cette photo, mystérieusement disparue, mais authentifiée par le photographe en personne, en dit long sur la volonté de l’artiste de demeurer pour la postérité célèbre et respecté. Malgré son apparence revêche et, osons le dire, parfois poussiéreuse, Mr Turner constitue une étude artistique de premier plan, portée par la photo exceptionnelle du fidèle Dick Pope, qui trouve sa vérité dans une interprétation et des décors authentiques.


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Quatresurcinq
Mr Turner
De Mike Leigh
2014 / Angleterre / 150 minutes
Avec Timothy Spall, Paul Jesson, Dorothy Atkinson
Sortie le 3 décembre 2014
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Crédit photos : © PROKINO Filmverleih GmbH