Peggy Sue s’est mariée : nostalgie, quand tu nous retiens
Œuvre sous-estimé de Coppola, Peggy Sue demeure une comédie fantastique hors du temps, aussi universelle que brillante.
Tout comme son vieil ami Martin Scorsese, Francis Ford Coppola a traversé une passe difficile dans les années 80. L’histoire est connue depuis longtemps : tandis que les deux garnements Spielberg et Lucas engrangeaient les dollars par millions, les deux mentors du Nouvel Hollywood galéraient pour rembourser les échecs coûteux de certains de leurs longs-métrages ou retrouver l’assurance nécessaire pour financer leurs projets plus risqués. Cette période de compromissions et de commandes figure pourtant parmi les plus passionnantes du duo, et en particulier de Coppola. Entre Apocalypse Now et Le Parrain 3, se niche une poignée de trésors qui sont autant de brillantes expérimentations à l’intérieur d’un genre donné, à commencer par le film de gangsters musical (Cotton Club) ou le biopic (Tucker). Carlotta Films avait déjà remis au goût du jour certaines perles de cette décennie comme Outsiders et Coup de cœur, par le biais d’éditions collector indispensables. L’éditeur a remis le couvert en 2021 en éditant en haute définition le funèbre Jardins de Pierre et Peggy Sue s’est mariée, souvent considéré – à tort – comme l’un des titres les plus mineurs du réalisateur.
Revis ma vie d’ado parfaite
Là où Jardins de pierre et son histoire de deuil impossible servait d’exorcisme émotionnel pour un Coppola traumatisé par la mort soudaine de son fils Giancarlo, Peggy Sue s’est mariée offre au cinéaste l’occasion de laisser s’exprimer sa fibre romantique. Et pourtant, l’histoire de Peggy Sue n’est pas celle d’une heureuse romance, mais d’un impossible renoncement. Cette « comédie du remariage » débute dans le présent des années 80, alors que l’ancienne reine du bal Peggy Sue (formidable et pétillante Kathleen Turner) tente de retrouver l’éclat de ses jeunes années pour se rendre au bal des anciens du lycée. Une tradition purement américaine que ce genre de fête bon enfant où tout le monde cherche à se montrer sous son plus beau jour, à cacher les illusions perdues de l’un, à couver une jalousie dévorante de l’autre. Les amis se retrouvent, et une reine va à nouveau être couronnée… Un moment de rêve et de flottement qui précipite Peggy Sue, par la magie inexplicable du cinéma, dans le passé. Préfigurant le Sam Beckett de Code Quantum, la mère de famille en passe de divorcer est projetée dans son propre corps, 25 ans plus tôt, en 1960. Si nous la voyons telle qu’elle est, sa famille et ses amis la voient telle qu’elle était. À l’âge de tous les possibles, de tous les amours et notamment celui qu’elle épousera, le turbulent crooner Charlie (Nicolas Cage, à peine intronisé acteur grâce à son oncle et déjà si excentrique dans son jeu).
« Le réalisateur injecte beaucoup de ses obsessions dans ce qu’il voit comme un conte désenchanté. »
Ce qui suit, alors, dans cette recréation maniaque, fantasmée et pourtant si précise, d’une période dorée de l’Americana, est un voyage aussi comique que bouleversant pour Peggy Sue. Consciente qu’elle se voit offrir une chance incroyable de changer sa vie pour le meilleur, de retrouver ses parents, une sœur (Sofia Coppola !), des amis (dont Joan Allen et un Jim Carrey débutant), et bientôt ses grands-parents pour un temps peut-être limité, l’ado populaire qu’elle était revisite sa vie avec le recul émotionnel d’une quarantenaire déçue par la vie. Chaque moment de creux, chaque routine du quotidien retrouve la saveur d’une Madeleine de Proust croquée à pleine dent, avec l’énergie retrouvée des premières fois. Un périple grisant et vertigineux, intime et pourtant universel : n’importe quel adulte a rêvé au moins une fois de revivre les instants marquants, dérisoires sur l’instant, mais désormais perdus et si précieux, de son enfance.
De l’autre côté du miroir
Avec Peggy Sue s’est mariée, Coppola donne l’impression de s’offrir une récréation sans conséquence, soignée comme il se doit (les chromos scintillants de Jordan Cronenweth, chef op’ de Blade Runner, sont une merveille ; la musique de John Barry est inoubliable), mais a priori moins ambitieuse que ses précédents classiques. Le réalisateur injecte pourtant beaucoup de ses obsessions dans ce qu’il voit comme un conte désenchanté, un rêve ambigu s’ouvrant et se fermant avec un mouvement de caméra arrière nous faisant littéralement passer de l’autre côté du miroir (avec un trucage simple à l’inquiétante étrangeté). Peggy Sue est cette Alice précipitée dans un monde à la fois si familier et si décalé, qui lui procure une joie enfantine refondatrice avant que la magie nostalgique, peu à peu, s’estompe, que le pragmatisme propre aux adultes reprenne ses droits. Comme pour beaucoup de personnages de Coppola, la famille est son roc et son fardeau, le souvenir de ses enfants (dont sa fille incarnée par une toute jeune Helen Hunt) et la peur panique de ne plus les revoir précipitent son choix de ne pas tenter l’aventure avec le poète beatnik Michael (que Coppola tourne en ridicule) et de rester avec Charlie, quoiqu’il lui en coûte.
Contre toute attente, Peggy Sue s’est mariée fut, à l’instar d’Outsiders, un vrai succès public dans la carrière de Coppola, qui plus est auréolé de trois nominations aux Oscars, dont l’une méritée pour Kathleen Turner. Dans les bonus passionnants de l’édition collector, Jean-Baptiste Thoret se charge dans son analyse de redonner à ce faux petit film l’importance et le crédit qu’il mérite, omettant comme nous aurions aimé le faire de mentionner le fait qu’il inspira un quasi-remake bien moins virtuose et engageant, le franchouillard Camille redouble de Noémie Llovsky…