Outsiders : nos années rebelles

par | 13 novembre 2013

Coppola n’est pas que l’homme des Parrains et d’Apocalypse Now. La preuve par trois, avec pour commencer Outsiders et son casting de légende.

Qu’est-ce que les élèves de l’école élémentaire Lone Star, à Fresno, Californie, ont décelé dans l’œuvre de Coppola pour qu’ils décident, un beau jour de 1980, d’envoyer au réalisateur un exemplaire du livre The Outsiders en lui demandant de l’adapter au cinéma ? Était-ce l’effet Palme d’Or, que le cinéaste venait de recevoir pour la seconde fois pour Apocalypse Now ? L’avaient-ils confondu avec George Lucas, qui avait rendu un hommage vibrant à l’insouciante adolescence des années 60 dans American Graffiti ? Peut-être avaient-ils noté qu’avec les deux Parrain, Coppola avait exploré avec bonheur les thèmes de la fraternité, de la force des liens qui peuvent se créer avec les familles qu’on choisit de se créer. Peut-être avaient-ils aussi envoyé une centaine d’exemplaires à d’autres réalisateurs hollywoodiens et que seul l’ami Francis avait répondu.

Quelles que fussent leurs raisons, la démarche aura porté ses fruits : deux ans après l’envoi de cette pétition scolaire au bureau de Coppola, Outsiders, le film, était en tournage du côté de Tulsa, Oklahoma. Le metteur en scène entamait alors ce qu’il appelât plus tard « sa décennie de remboursement », tournant sept films en sept ans pour éponger les dettes nées de l’échec de son précédent film, Coup de cœur. Malgré tout, certains réalisateurs tueraient leur mère pour enchaîner des commandes aussi abouties et fameuses.

Les bad boys de Tulsa

Le roman d’origine était une œuvre de jeunesse de Susan Eloise Hinton, écrite durant ses années de lycée, et qui par la force de son regard sur l’âge ingrat et idéal à la fois de l’adolescence, contribua à impulser le mouvement littéraire des « Young adult novels ». Situés en Oklahoma, peuplés de gentils bad boys, voyous au grand cœur mais pas encore majeurs qui s’avéraient souvent en perte de repères familiaux (les adultes étaient quasiment toujours absents de l’histoire, ou représentaient lorsqu’ils étaient présents une autorité répressive), les romans de Hinton constituaient une sorte d’école de vie puissamment évocatrice pour son jeune lectorat, qui pouvait s’identifier au besoin d’indépendance, d’aventure et d’amitié qu’éprouvaient ses héros, même si les adultes, eux, voyaient surtout cet étalage de délinquance juvénile d’un mauvais œil. Premier à être publié, The Outsiders est resté le plus fameux de la « série », par son succès critique et public d’une part (le livre figure souvent au programme scolaire des lycées américains), et par la notoriété apportée par le film de Francis Coppola.

[quote_center] »Avec le recul, le générique d’Outsiders donne le vertige. »[/quote_center]Bien que le livre ne le précise pas, Outsiders se déroule donc à Tulsa, Oklahoma, dans les années 60. Les « Socs », au Sud, fils de bourgeois hautains et roulant en Cadillac, sont opposés au gang des « Greasers », issus des quartiers pauvres au nord de la ville. Gominés, habillés en jean, les Greasers doivent se serrer les coudes pour trouver leur place et éviter les ennuis, même s’ils les rattrapent toujours. Ponyboy Curtis est l’un de ces Greasers. Tabassé par les Socs après avoir rencontré la belle et riche Cherry au drive-in, Ponyboy ne doit sa survie qu’à Johnny Cade, son meilleur ami, qui poignarde l’un des assaillants et le laisse pour mort. Obligés de fuir, Johnny et Ponyboy font appel au turbulent Dallas, qui vient de sortir de prison, et les cache dans une église abandonnée à la campagne. Lorsque celle-ci prend feu et que Johnny se retrouve à l’hôpital, la tension explose. Les Socs et les Greasers se retrouvent pour une bataille rangée, qui aura des conséquences…

Cheveux gras et idées noires

De son propre aveu, Coppola avait deux références en tête lorsqu’il décida de porter à l’écran le roman de Hinton, en tournant sur les lieux mêmes de l’action : Autant en emporte le vent et La Fureur de vivre. Du premier, présent dans le roman en guise de lecture lorsque Johnny et Ponyboy se retrouvent isolés dans l’église, il reprend la poésie sudiste et l’esthétique crépusculaire, caractérisée par une sublime séquence en extérieur captée à « l’heure magique ». Du deuxième, il garde bien sûr la peinture bouillonnante d’une jeunesse trop vite confrontée à la violence, à la prise de responsabilités et la promesse d’un avenir sans gloire. Des idées noires qui leur font adopter une attitude parfois suicidaire, à l’image de Dallas, ou désenchantée, comme Ponyboy. L’affrontement des classes défavorisées contre les classes aisées, forcément schématique, intéresse toutefois moins l’auteur du Parrain que Nicholas Kazan. Outsiders préfère se concentrer sur le blues intense qui saisit Ponyboy et son gang, qui derrière les bravades, l’esprit de groupe et les bastons, parviennent à peine à masquer leur détresse et leur solitude. Bien qu’il carbure à la nostalgie d’un monde plus simple et uni, Outsiders n’en charrie pas moins son lot de noirceur, généralement indissociable de l’œuvre du barbu de Napa Valley.

Visuellement, le film demeure malgré sa reconstitution soignée et sa photo mordorée signée Stephen H. Burum (futur collaborateur régulier de Brian De Palma), assez classique, beaucoup plus en tout cas que Coup de cœur et que le plus « libre » Rusty James, autre adaptation de Hinton que Coppola tournera dans la foulée. On note ainsi plusieurs utilisations de plans avec lentille bifocale, pêché mignon de son ami Brian, que Coppola utilise notamment lors de la scène du meurtre du Soc : le cadavre de l’ennemi de Johnny, au second plan, semble littéralement sortir de son esprit tourmenté par le remords. Le film privilégie, malgré ses embardées poétiques et les contre-plongées inspirées, l’interprétation de ses acteurs, dont le charisme et l’alchimie ont contribué pour beaucoup à la réputation du film au fil des années.

Une équipe formidable

Avec le recul, le générique d’Outsiders donne en effet le vertige : parmi les nombreux bonus présents dans l’excellent Blu-ray édité par Pathé, on trouve un reportage d’époque détaillant les méthodes pour le moins originales de casting que Coppola expérimenta en amont du tournage. Dans un vaste hangar défilait tout le gratin masculin de Hollywood, la multiplicité des rôles permettant au réalisateur de tester toutes les configurations possibles, chaque comédien jouant tour à tour la plupart des rôles, jusqu’à l’épuisement. « Tous les acteurs de moins de 35 ans, et je dis bien tous, étaient venus s’aligner contre le mur pour cette audition », se souvient Rob Lowe. La star de The West Wing, que l’on a revu dernièrement dans Ma vie avec Liberace, joue ici Sodapop Curtis, frère aîné de Ponyboy, et n’est que l’un des visages juvéniles qui fut mis en avant grâce à Coppola. Déjà athlétique, mais pas encore rendu célèbre par Dirty Dancing, Patrick Swayze faisait également ses débuts dans la peau de Darrel, grand frère propulsé chef de famille par la force des choses, tandis que Matt Dillon continuait de personnifier le héros « Hintonien » par excellence, après Tex et avant Rusty James. Plus en retrait mais tout aussi mémorables, Emilio Estevez, affublé d’un t-shirt Mickey, composait un adorable « Two-Bit » Matthews, tandis que Tom Cruise, juste avant d’exploser avec Risky Business, se cassait une dent et apprenait le backflip pour jouer la tête brûlée Steve Randle.

L’histoire d’Outsiders appartient toutefois à Ponyboy et Johnny Cade. Coppola porta son choix pour les interpréter sur deux jeunots ayant à peine atteint la vingtaine. C.Thomas Howell, qui venait la même année de décrocher son tout premier rôle dans E.T., devint par la suite un pilier de la série B californienne et des productions Asylum, et décrocha quelques rôles fameux dans Hitcher, Gettysburg ou dernièrement la série Southland. À peine plus âgé à l’époque du tournage, Ralph Macchio goûta lui à la gloire dans la foulée grâce à la série des Karaté Kid, avant de se tourner vers le théâtre et le cinéma indépendant. Tous deux livrent dans le film une interprétation rendue bouleversante par le contraste entre leurs bouilles juvéniles et le ton désarmant de sincérité de leurs dialogues. Comme eux, on voudrait être membre des Greasers, pour y trouver des « grands frères » toujours prêts à vous épauler, à vous pardonner ou à se battre pour vous. Ce sentiment d’appartenance, qui peut être détruit en un instant comme le prouve le destin tragique de Dallas (qui semble ensuite se réincarner, présence de Matt Dillon oblige, dans le personnage de Rusty James, en pâmoison devant un grand frère qu’il voit comme un héros), constitue le fil rouge de leur aventure, et la raison qui fait que l’histoire du gang continue de faire vibrer la fibre nostalgique de ses spectateurs.

Outsiders redux

Le film, malgré son budget modeste, fut un beau succès à sa sortie, doublant sa mise au box-office et légitimant la production de Rusty James, tourné avec pratiquement la même équipe, et d’une autre adaptation de Hinton, That was then, this is now, avec ô coïncidence Emilio Estevez. Une éphémère mais très regardable série de 13 épisodes, avec David Arquette, servit de séquelle officielle en 1990. Malgré tout, Coppola se sentit frustré par cette expérience, la Paramount l’ayant obligé à tailler dans le lard pour garder le film en dessous des 100 minutes. À l’image de ce qu’il réalisa avec Apocalypse Now Redux, le metteur en scène décida donc en 2005 de produire une nouvelle version du film, rallongée de 22 minutes et substituant à la musique magnifique mais trop mielleuse à son goût de Carmine Coppola, son père, un cheptel de tubes d’époque d’Elvis Presley ou Jerry Lee Lewis. Un choix de BO qui donne un rythme endiablé à ce nouveau montage.

Surtout, l’inclusion des scènes coupées permet de réévaluer l’importance narrative de la fratrie des Curtis. Rob Lowe, en particulier, trouvait plus de vingt ans après le tournage une raison d’effacer sa frustration initiale, Sodapop étant considérablement plus présent dans l’histoire, tiraillé qu’il est face à ses deux frères se déchirant à longueur de temps. Le prologue est également complètement modifié, plus fidèle à sa source littéraire car mettant clairement en avant le rôle de narrateur de Ponyboy. Matt Dillon, avec son attitude de rebelle ultime, bénéficie enfin de scènes supplémentaires qui soulignent notamment l’attachement qu’il porte au fragile Johnny Cade, en qui il se reconnaît. Ces ajouts permettent de mieux comprendre sa réaction lorsque son « protégé » termine à l’hôpital pour avoir sauvé des enfants prisonniers de l’église en feu. Le thème, omniprésent, de l’attachement à toute forme d’unité familiale, n’en ressort que plus nettement.

 

C’est cette version estampillée « director’s cut » que Pathé privilégie dans l’édition Blu-ray. L’un des nombreux plaisirs que le disque procure est de revoir, des années après, les acteurs du film venus découvrir le nouveau montage chez Coppola (seuls Estevez et Cruise manquent à l’appel, Dillon et Swayze ayant enregistré uniquement des pistes audio), et se remémorer, la larme à l’œil, le tournage quasiment idyllique du film, sur lequel un véritable esprit de troupe s’était créé. À l’image finalement de l’histoire que Hinton racontait, quinze ans plus tôt…