Coup de cœur : les rêves brisés de Coppola

par | 27 novembre 2013

Film le plus méconnu de Coppola, Coup de Cœur revit grâce au Blu-ray, qui permet de découvrir les dessous fascinants d’une comédie musicale flamboyante et expérimentale.

Avec le recul, il apparaît évident qu’Apocalypse Now, malgré toutes les qualités concentrées dans la trilogie du Parrain, constituait la grande œuvre de Francis Ford Coppola. La plus lyrique, visionnaire et désespérée, pleine d’excès et d’impasses, une somme de quatre ans de travail douloureux, sinon cauchemardesque, pour à peu près tous les artistes impliqués, et sur laquelle beaucoup aura été écrit et filmé, notamment à l’occasion de la sortie du montage Redux. Ce que le public sait moins, ou ce que l’on omet souvent de souligner, c’est que l’après-Apocalypse Now fut pour le metteur en scène tout aussi glorieusement grandiloquent, aussi représentatif de sa volonté d’innover, d’être à l’avant-garde d’un cinéma d’auteur américain paradoxalement nostalgique de l’âge d’or du système des studios et des réalisateurs sous contrat.

C’est qu’à l’époque, Coppola lui-même n’était pas sûr que son voyage vietnamien deviendrait ce classique intouchable et une pierre angulaire de sa filmographie. Malgré ses deux Palmes d’Or, le producteur, réalisateur et scénariste regardait devant lui, et se rêvait en mogul d’un nouveau genre : un businessman audacieux doublé d’un artiste total. Coppola voulait créer un studio où acteurs, techniciens et auteurs seraient partie prenante des décisions créatives. Où le succès financier serait moins un but recherché qu’une coïncidence heureuse. Ce rêve prit la forme de Zoetrope Studios, un bout de paradis filmique construit dans des hangars abandonnés en plein Los Angeles. Le premier film qui devait s’y tourner allait être Coup de Cœur : une comédie musicale, un « petit film » selon Coppola, qui voulait se remettre en douceur de l’épopée conradienne avec une histoire simple et accessible. Quelques mois et 24 millions de dollars de dépassement de budget (ce qui équivaudrait à plus de 80 millions aujourd’hui) plus tard… ce serait aussi le dernier.

Las Vegas et ses mirages

Avec Coup de cœur, Coppola souhaite revenir à une approche plus intime, plus improvisée par certains aspects, de sa direction d’acteurs, qu’il avait déjà utilisé avec Les gens de la pluie, juste avant Le Parrain. Le réalisateur n’est pas non plus un débutant en matière de comédie musicale puisqu’il a, à son grand regret, déjà dirigé Fred Astaire dans l’oublié (et pas si mal noté que ça) La vallée du bonheur en 1968. Il s’appuie donc pour ce film sur le script d’un débutant, Armyan Bernstein, futur heureux producteur d’Air Force One, Spy Game et de la série Castle. Dégraissée de tout élément inutile, l’intrigue de Coup de cœur va droit à l’essentiel, vers l’universel même : elle se penche sur Hank et Frannie, un couple de Las Vegas qui bat de l’aile, inexorablement, et se déchire pour de bon un soir de 4 juillet, fête de l’Indépendance. Séparément, ils pensent trouver sur leur route l’homme et la femme de leurs rêves : Ray, un danseur de tango beau parleur d’un côté, et Leila, une artiste acrobate à l’accent exotique de l’autre. Au milieu du tumulte et des néons, Hank et Frannie s’enivrent de leur bonheur éphémère, avant de réaliser, au petit matin, que ces « coups de cœur » sont forcément sans lendemain. Pour parfaire ce schéma de romance un brin conservatrice (il est clairement sous-entendu que le couple est malheureux sexuellement en plus d’être désargenté, ce qui ne les empêche pas de se retrouver dans leur foyer), leurs meilleurs amis respectifs, qui désespéraient eux aussi de trouver l’amour, finiront bien sûr ensemble.

Avec un canevas aussi classique sur lequel broder, il n’est pas étonnant que Coppola ait laissé son imagination prendre le dessus. Coup de cœur prend dès le départ le contrepied de nos attentes, en faisant non pas chanter ses acteurs, mais Tom Waits, compositeur de la bande originale et sorte de commentateur / crooner omniprésent, décrivant quasiment scène après scène les états d’âme de ses tourmentés tourtereaux, comme dans un clip musical (rappelons qu’en ce début d’années 80, l’art du vidéo-clip en est encore à ses balbutiements). Ironiquement, quand Hank décide de chanter a cappella au milieu de la foule pour regagner le cœur de sa belle, le résultat est aussi pathétique qu’inefficace. Dans Coup de cœur, c’est donc la musique qui prend rapidement le dessus sur les dialogues, vifs mais fonctionnels, captés généralement dans de longs plans-séquences par un Coppola connu pour son amour des répétitions d’acteurs. Mais aussi réaliste que soit ce couple, aussi lambda dans son quotidien que dans son physique, aussi riche et entêtante que soit sa BO, ce n’est pas là que se niche l’intérêt principal du film.

Petite histoire et grands moyens

Avec Coup de cœur, Coppola entend décrire la cité du Vice sous son aspect artificiel, dans toute sa clinquante splendeur. Quoi de mieux pour souligner cet aspect « toc », que de reproduire les décors de Las Vegas en studio ? Et cela tombait bien, puisque le réalisateur avait à sa disposition tous les hangars de son Xanadu à lui, Zoetrope Studios. Avec le concours de l’inestimable et fidèle Dean Tavoularis, son production designer sur les Parrain et Apocalypse Now, Coppola allait investir l’ensemble des lieux pour y créer des appartements, des clubs et cabarets, mais aussi des rues, une casse automobile en plein désert et même un aéroport avec un demi-avion, de sorte que tout au long du film, aucune scène ne soit tournée en extérieur. Un challenge fou, déraisonnable, coûteux, qui obligera par exemple les techniciens de plateau à éclairer les enseignes lumineuses avec des ampoules plus puissantes mêmes que celles des casinos de la vraie Vegas ! À l’écran, l’investissement s’avère payant, le mélange de ciels peints, de miniatures et de décors spécifiquement conçus pour le film donnant un aspect irréel, poétique et fellinien (l’artificialité du dispositif fait beaucoup penser à son Et vogue le navire) à l’histoire de Frannie et Hank. Avec ce plan de l’épouse malheureuse faisant ses valises et s’éloignant à l’horizon, avec les néons de la cité et les feux d’artifice auxquels elle reste indifférente, Coppola crée une vision, parmi d’autres, d’une infinie tristesse, et en même temps d’une beauté intemporelle, presque naïve.

Coup de cœur est rempli de ces moments de grâce (© NKM), sublimés par la lumière du maestro Vitorio Storaro, une suite d’écrins hauts en couleur (un déluge en Technicolor que beaucoup de critiques de l’époque trouvèrent « agressif ») sur lesquels le cinéaste s’appuie pour expérimenter comme un beau diable au niveau de la narration. Nous avons déjà mentionné l’omniprésence des chansons de Tom Waits, qui donne son côté jazzy et chaleureux au film, tout en servant de voix off officieuse. Mais Coppola, qui se fait à l’époque le prophète du « cinéma électronique », en prédisant l’avènement de nouvelles méthodes de montage et de tournage (il utilise notamment l’un des tous premiers combos vidéo existants, lui permettant de diriger ses acteurs via haut-parleur depuis un mobile-home suréquipé), entend bien marquer les esprits en montrant du jamais vu à l’écran. Galvanisé par la création de son studio, l’achat de matériel hi-tech et l’esprit communautaire qu’il met en place avec ses comédiens et techniciens, tous rassemblés derrière leur charismatique patron, Coppola veut abolir les notions de « cut » et de narration linéaire. Coup de cœur regorge ainsi de fondus enchaînés impossibles, d’inserts animés, de jeux sur les échelles et les mouvements lumineux, dont Storaro règle les changements lui-même en direct pendant chaque prise.

Le petit film entre amis devient un lointain souvenir. Coup de cœur est devenu une attraction clinquante, monstrueuse, au point que le générique de début, où les noms du casting s’inscrivent sur fond d’enseignes lumineuses, demande à lui seul trois semaines de tournage dans un studio rempli de maquettes millimétrées. Un petit exploit technique qui aurait été une promenade de santé à notre ère numérique, mais qui représente bien l’audace et l’accès de perfectionnisme qui saisissait alors Coppola, persuadé encore une fois de marquer l’histoire du cinéma malgré les soucis financiers ayant émaillé le tournage.

Coup d’arrêt

Si l’on connaît aussi peu la suite, et s’il a fallu attendre si longtemps en France pour que le film bénéficie d’une édition digne de ce nom, c’est parce que le four de Coup de Cœur aura été à la mesure de l’investissement. Tout comme La porte du paradis, Sorcerer, New York New York ou Blow Out, Coup de Cœur a porté un coup terrible au pouvoir de décision de son réalisateur, obligé de batailler auprès des grands studios, de United Artists à la Paramount, pour ne serait-ce que trouver un distributeur pour son film, détruit avant même sa sortie par des critiques écrites à partir d’une copie de travail. Finalement distribué en catimini, Coup de cœur disparaîtra promptement des écrans, le public ne goûtant guère à la proposition aussi avant-gardiste qu’unique de Coppola (au moins un spectateur, en l’occurrence Baz Luhrmann, s’en sera par contre certainement souvenu). Teri Garr et Frederic Forrest, le couple vedette qui faisait partie des habitués de la « troupe » Zoetrope, et qu’on avait pu remarquer dans Rencontres du troisième type et The Rose (pour lequel Forrest fut nominé aux Oscars), fut aussi touché par cet échec : leurs carrières respectives ne furent guère à la hauteur de ces débuts, au contraire de leurs partenaires Raul Julia et Nastassja Kinski, qui faisait là son retour au cinéma trois ans après Tess.

Avec des bénéfices ridicules de 600 000 $ devant rembourser un budget pharaonique pour l’époque de 26 millions de dollars, Coppola n’eut d’autre choix après cette aventure que de revendre à perte ses studios, et d’entamer une décennie de films de commande (voir Outsiders) devant servir à éponger ses dettes contractées pour l’occasion. Cette brève mais intense aventure est relatée avec forces détails et images d’époque dans les bonus de l’incontournable édition concoctée par Pathé, la première en France. Le blu-ray magnifie comme sans doute jamais auparavant les compositions élaborées et les trucages optiques de Coppola et Storaro. Surtout, il permet de comprendre l’ambiance, les enjeux et les objectifs de cette production à part dans la filmographie du cinéaste : une tentative aussi fulgurante (et parfois maladroite dans ses intentions) qu’enivrante de soumettre les technologies alors à sa disposition à sa vision, libérée de toute contrainte et qui, comme le soulignait le titre original, « venait du cœur ».