Rappelez-vous dans Inception, cette réplique culte prononcée par un Tom Hardy qui n’hésitait pas à improviser en plein cœur d’un rêve fabriqué : « Il ne faut pas avoir peur de rêver plus grand, mon ami ». Christopher Nolan, cette fois encore, n’a pas eu peur de rêver plus grand. Et c’est sans doute pour cela qu’Interstellar restera dans l’histoire comme un grand film : grâce à son ambition démesurée, sa volonté de raconter une histoire simple à une échelle philosophiquement et émotionnellement vertigineuse. Si certains projets se contentent de faire rêver, Interstellar, comme avant lui, le triomphal Gravity, s’appuie pour y parvenir sur une solide caution scientifique, avec laquelle le réalisateur ne peut se permettre de tricher : ce qui en découle est une œuvre fascinante qui n’oublie pas de prendre son audience aux tripes.

Christopher Nolan, qui a apporté sa propre touche au scénario initialement écrit par son frère Jonathan et l’astrophysicien Kip Thorne, conserve un sérieux papal sur le « réalisme scientifique » de ces univers explorés. Interstellar, il faut s’y préparer, est truffé de dialogues aux termes techniques incompréhensibles pour la plupart des mortels. Mécanique quantique, trous de vers, tesseract, singularité, bulk… Un jargon ésotérique, mais emprunt d’une vérité qui sollicite constamment l’attention et l’implication de l’intellect du spectateur, comme c’est trop rarement le cas dans les productions à grand spectacle. Non, Interstellar n’est pas un divertissement au sens « marvelesque » du terme, et c’est encore moins un film familial : bien qu’il en appelle à notre faculté et notre besoin d’émerveillement, c’est bien davantage que cela. Il faut le considérer comme une expérience unique, un voyage imparfait, mais visionnaire à la frontière entre le réel et une anticipation quasi expérimentale, qui ne pourra laisser aucun spectateur indifférent.

Un nouvel espoir

Interstellar : l'étoffe des classiques

La première demi-heure d’Interstellar se déroule sur la Terre, asphyxiée par le vent et la poussière, alors que l’humanité ne parvient qu’à peine à se nourrir. Ancien pilote de la Nasa, Cooper (Matthew McConaughey) tente, comme beaucoup de fermiers improvisés, de faire pousser, avec ses connaissances en ingénierie, un peu de maïs sur une terre mourante en rêvant de repartir vers les étoiles. Veuf, il élève ses deux enfants avec son beau-père (le toujours juste John Lightow). Par un étrange coup de pouce du destin, il découvre que l’agence spatiale a « survécu » à sa fermeture programmée, et que celle-ci a besoin de ses talents de pilote pour emmener un petit groupe de scientifiques et d’astronautes, dont le Dr. Brand (Anne Hataway), à travers « un trou de ver », sorte de téléporteur qui permet de partir à la recherche d’une galaxie et surtout d’une planète habitable. La mort dans l’âme, il quitte ses enfants, dans l’espoir de leur sauver la vie et de revenir un jour sur Terre.

Les générations futures connaîtront peut-être un avenir similaire à celui auquel est confrontée l’humanité dans Interstellar. Lorsque les hommes finiront par anéantir pour de bon la Terre, il faudra chercher un autre refuge, une autre planète capable d’accueillir les humains. Pour cela, de grands navigateurs parcourront les galaxies et serviront de précurseurs, comme dans L’étoffe des Héros, pour une cause plus grande. Qui, enfant, n’a pas regardé les étoiles et interrogé ses parents sur la possibilité d’un voyage au-delà de notre galaxie ? Qui n’a pas entendu parler de la théorie de la relativité et ressenti alors le vertige du temps ? Le temps, l’obsession de Nolan, modifiable à l’infini dans l’espace, reste la clef de l’univers. Maîtrisons le temps, nous maîtriserons enfin notre destin.

À la recherche du temps perdu

Interstellar : l'étoffe des classiques

Si les 2 h 45 du film défilent à une vitesse supersonique, le montage prend toutefois le temps de faire vivre ses décors et ses personnages, quitte à y insérer des scènes à l’utilité discutable (la poursuite du drone, l’interminable montage alterné du dernier acte, qui n’en finit pas de montrer un champ en flamme). Interstellar n’est de fait pas une odyssée outrageusement spectaculaire, et privilégie l’analyse en profondeur de ses personnages, ainsi que l’équilibre fragile entre la quête impossible de Cooper qui l’envoie au-delà de l’univers connu et les enjeux plus familiaux, à la fois dérisoires et universels, de son histoire. Ne pas s’y tromper pourtant : Interstellar regorge d’images grandioses et splendides distillées avec parcimonie, qui ne doivent rien à la fantaisie. Une séquence d’arrimage à haut risque, en particulier, provoque (sans 3D!) des sensations d’immersion fabuleuses, pas très éloignées de ce qu’avait accompli Alfonso Cuaron l’an passé.

[quote_center] »Un voyage imparfait, mais visionnaire à la frontière entre le réel et une anticipation quasi expérimentale, qui ne pourra laisser aucun spectateur indifférent. »[/quote_center]

Nolan réserve au spectateur un twist inattendu dont le parti-pris déstabilise et risque de soulever de lourdes critiques. Les rouages du scénario, qui illustrent de manière tout à fait inédite et limpide dans un long-métrage, les effets de la courbure du temps, se justifient in extremis par ces choix risqués. Mais le réalisateur trouve dans cette résolution à la fois onirique et optimiste, matière à résoudre son grand écart narratif, qui donne toute sa beauté et son originalité au film.

Papa Matthew et tonton Michael

Interstellar : l'étoffe des classiques

Matthew McConaughey a eu maintes fois ces dernières années l’occasion de démontrer son talent versatile dans Mud, Dallas Buyers Club ou la série True Detective. Quasiment de tous les plans ici, il laisse transparaître une facette plus intime, plus fragile de son jeu, en explorant le registre de l’amour paternel, inconditionnel et inébranlable. Acteur intense et magnétique, il contient ici ses tics de jeu les plus reconnaissables, pour livrer une prestation crédible, bouleversante et sobre à la fois. Nolan n’aurait pas pu rêver meilleur acteur. Révélée dans Conjuring, la jeune Mackenzie Foy, 14 ans, brille elle dans la peau la jeune fille de Cooper, Murph (une référence volontaire à la loi de Murphy que ne manque pas de souligner le scénario) qui idolâtre son père et ne parvient pas à se remettre son départ – l’occasion d’une séquence déchirante au plus haut point, soutenue par un raccord son faramineux. Le duo fonctionne à la perfection et constitue le vrai pilier émotionnel d’un scénario sur ce point parfaitement maîtrisé. Jessica Chastain endosse ensuite le rôle de Murph adulte, avec une intensité égale. Sa prestation sera pourtant troublée par une séquence gênante et involontairement comique, dans la lignée du moment « d’égarement » de Marion Cotillard dans The Dark Knight Rises

Porte-bonheur officiel de Nolan, Michael Caine, avec ce mélange de malice et de pragmatisme qui le caractérise, s’attribue la plupart des dialogues explicatifs, dans le rôle du professeur qui tente de résoudre une des énigmes de l’univers qui permettrait de défier la gravité et de donner un espoir à l’humanité. Sa fille, jouée par Anne Hathaway, offre un contrepoint intéressant à Matthew McConaughey, en restant toutefois légèrement en retrait dans le rôle de la scientifique tourmentée par ses émotions.[SPOILERS] Invité-surprise du casting, dont le rôle avait été tenu secret jusqu’au bout, Matt Damon hérite d’un rôle que l’on pourra juger « problématique ». Sa fonction narrative permet certes de relancer le film à mi-parcours, mais le fait même qu’il s’agisse d’une star dans un rôle parfaitement secondaire (et à qui le scénario réserve un rebondissement qui aurait plus sa place dans une série B à la Planète Rouge ou Last days on mars), détourne momentanément Interstellar de son propos. L’acteur lui-même ne semble pas tout à fait à l’aise dans les habits de ce spationaute loin d’être aussi héroïque que sa réputation le laisse envisager.[FIN SPOILERS]

Les vertiges de l’espace

Interstellar : l'étoffe des classiques

Le film a la particularité d’avoir été tourné et monté sur pellicule, en 35 et 70 mm, un choix rarissime (The Master est un autre exemple récent qui vient à l’esprit), qui offre, surtout dans les premières séquences baignant dans un contre-jour charbonneux, une image dotée d’un très beau grain, légèrement craquelé, rappelant dans notre ère numérique des sensations visuelles oubliées. Autre point fort de la mise en scène, la partition de Hans Zimmer, assurément la bande-originale la plus incroyable et la plus inattendue de l’année. Le compositeur, souvent décrié ces derniers temps pour son manque d’audace, a décidé de prendre sur ses épaules toute la charge de l’hommage à 2001, l’odyssée de l’espace (film dont Interstellar ne pourrait être thématiquement plus éloigné) en noyant la piste son sous des nappes d’orgues hypnotiques, à la puissance d’évocation telle qu’elle vous hantera sans doute des jours durant. Si l’ombre menaçante du monolithe de Kubrick plane forcément dans l’esprit du public (les étonnants robots cubiques et modulables qui accompagnent Cooper et ses amis sont une autre référence visuelle sympathique), Nolan a puisé une partie de son inspiration ailleurs : dans L’étoffe des héros, déjà mentionné (Cooper est essentiellement le descendant du personnage incarné par Sam Shepard dans ce classique de Philip Kaufman) ; dans Abyss, auquel il est impossible de ne pas penser dans la dernière heure ; ainsi que dans Rencontres du 3e type. Si le cinéma de Steven Spielberg (le premier à avoir eu le projet entre les mains) vient si rapidement à l’esprit, en particulier dans la première partie sur Terre, c’est grâce à sa capacité à peindre une Amérique rurale, courageuse et familiale, dont les questionnements deviennent aussi capitaux que les événements extraordinaires et supposément fantastiques auxquels ils sont confrontés.

Grand choc cinématographique, Interstellar risque bien de laisser une emprunte indélébile sur les spectateurs enclins à partager ses vertiges. Loin d’une certaine idée d’une SF à grand spectacle, fun et consommable, mais en rien personnelle, le film évoque la fusion entre un drame scientifique sur la conquête spatiale et un cinéma dynamique, sûr de ses effets, et qui aurait comme ambition déclarée de « lever les yeux au ciel », de soulever la salle et de l’arracher à la gravité (sic) de son quotidien. Immensément riche, épique et émouvant, Interstellar restera longuement dans les mémoires, de par les questions qu’il soulève, et les paris fous qu’il tente de remporter en s’interdisant tout second degré et coup de coude complice. Le long-métrage de Christopher Nolan a su transcender la petite histoire, non pas celle d’un héros, mais celle d’un père et sa fille, dans laquelle chacun trouvera sa vérité.


[styled_box title= »Note Born To Watch » class= » »]
Cinqsurcinq
Interstellar
De Christopher Nolan
2014 / États-Unis/Royaume-Uni / 169 minutes
Avec Matthew McConaughey, Anne Hathaway, Jessica Chastain
Sortie le 5 novembre 2014
[/styled_box]