Comment enchaîne-t-on sur un succès comme celui d’Intouchables, un triomphe comme il n’en arrive généralement qu’un dans la carrière d’un réalisateur, même quand ils sont deux à se partager le titre ? Éric Tolédano et Olivier Nakache avaient touché le jackpot avec cette comédie sociale bon enfant, mais très bien troussée, pinacle annoncé d’une carrière consacrée à broder, avec un sens du dialogue plus aiguisé que chez la majorité de leurs confrères, des films attachants et humbles. Je préfère qu’on reste amis constituait un début timide, mais Nos jours heureux et Tellement proches sont venus entériner le talent manifeste de ce duo discret, mais bosseur, qui aurait pu prendre une retraite anticipée après les 19 millions d’entrées d’Intouchables.

La France d’à côté

Samba : la revanche des invisibles

S’il est trop tôt pour sacrer Samba comme un nouveau succès public, il est déjà permis de saluer la relative audace de ses auteurs, qui se sont appuyés une fois de plus sur un roman (Samba pour la France, de Delphine Coulin) pour concocter un film fondamentalement populaire dans ses intentions, sur un sujet qui appelle malgré tout à bien plus de gravité. Loin de nous l’idée de relativiser l’importance du thème du handicap, mais l’immigration, le travail au noir, et la difficile régularisation des sans-papiers sont des domaines autrement plus épineux dans notre société contemporaine, retranchée dans ses clivages et la tentation persistante de la caricature. Samba est une œuvre qui joue avec, et se joue de ces idées reçues, mais sans vouloir pour autant signer un tract politique engagé. Voilà un film qui dit beaucoup de choses, souvent en une image ou une idée de plan (que les réalisateurs de comédies françaises obsédés par l’uniformisation des cadrages prémâchés pour les chaines de télé en prennent de la graine), des choses essentielles et bien senties, mais sans jamais profiter du micro tendu pour prendre clairement position.

[quote_center] »Le film dépeint une France de la frange que l’on voit peu et où pourtant tant de drames se nouent. »[/quote_center]

Le très ambitieux et scorsesien plan-séquence qui ouvre Samba, place pourtant le débat de la plus extraordinaire des manières : en inversant le principe de la scène homérique du restaurant des Affranchis, la caméra passe ainsi d’une grande salle où se déroule une fête de mariage endiablée et rétro, plutôt bourgeoise dans l’esprit, aux arrière-cuisines enfumées. Là c’est une autre ruche qui s’affaire, à préparer les plats, ou à les laver. C’est là que nous découvrons Samba (Omar Sy), Sénégalais d’origine et sans-papiers qui enchaîne depuis 10 ans les petits boulots. Samba est un travailleur invisible, l’un de ces milliers de « besogneux » qui si l’on en croit les extrémistes de tous poils viendrait piquer le travail des bons petits Français. Seulement, et le film s’acharne à le montrer à plusieurs reprises, Samba et ceux qui partagent sa situation sont engagés pour des jobs ingrats, payés au noir : ouvrier en bâtiment, laveur de vitres, plongeur, trieur de déchets… Le film dépeint ainsi une France de la frange, des centres de rétention administrative aux bords de Seine industriels en passant par les chambres de bonnes de fortune, une France que l’on voit peu et où pourtant tant de drames se nouent.

Samba dans le labyrinthe

Samba : la revanche des invisibles

Le premier tiers de Samba consiste en une exploration inspirée et tragi-comique du quotidien de cet anti-héros un poil chaplinesque, obligé de raser les murs et de compter ses mots pour passer « entre les mailles du filet » et éviter l’humiliation d’une reconduite à la frontière. Omar Sy, qui a été de tous les bons coups avec Tolédano et Nakache, s’avère une fois de plus être un excellent comédien, déclenchant cette fois les rires grâce à une interprétation millimétrée et crédible, plutôt que par son abattage naturel. Bien moins expansif, mais tout aussi solaire que le Driss d’Intouchables, son personnage est un vecteur d’humour malgré lui, confronté à la bizarrerie du labyrinthe administratif, qui se voit sortir d’une vie de galères et de peur lorsqu’il croise le chemin d’Alice (Charlotte Gainsbourg), qui est son total opposé. Cadre supérieur en plein burn out, bénévole au sein d’une association qui aide les sans-papiers à construire des dossiers de naturalisation, Alice voit elle en Samba une bouée de sauvetage pour régler ses soucis émotionnels. Cette histoire-là est improbable, mais c’est justement de cette impossibilité de principe que va naître l’émotion qui parcourt le film.

Avouons-le, en s’essayant à reproduire les codes de la comédie romantique, les deux réalisateurs s’installent sur des rails bien balisés, un peu trop confortables même. L’opposition entre ce couple naissant, tétanisé par leur timidité respective, et celui, plus cabotin et démonstratif, composé d’un Tahar Rahim jovial et d’une Izia Higelin fidèle à elle-même (adorable et énervante, donc), est un bon exemple de ressort narratif efficace, mais classique, tout comme la sous-intrigue qui lie Samba à un autre sans-papier, tellement prévisible qu’elle semble ne se justifier que pour précipiter un troisième acte attendu. Ça et là, des clins d’œil à Intouchables (une scène de danse festive, une séquence d’entretien surréaliste) montrent que le duo a rôdé une formule, réjouissante et rafraîchissante dans le paysage débilitant du divertissement bien de chez nous, de comédie concernée et soignée, qui ne s’interdit pas de bons running gags et des tonnes de répliques peaufinées à la seconde près. Le fait que Samba bénéficie d’une belle lumière signée Stéphanie Fontaine (Un prophète), mettant en valeur des extérieurs peu vus généralement au  cinéma, ne gâche rien.

La romance de trop ?

Samba : la revanche des invisibles

Là où le film perd quelques points, c’est dans ce mélange mal assumé entre romance touchante, mais naïve et état des lieux alarmé d’un pays obsédé par la régularisation, au prix d’une négation de l’individu et de son histoire personnelle. Le malaise est présent lorsque Samba fait rire en parlant de barrières de langages ou de jobs illégaux, ou se focalise sur la dépression « dérisoire » d’Alice (absente du roman, et de fait étrangère aux vrais enjeux de l’histoire) au détriment de Samba ou Wilson (Rahim), duo digne d’une comédie italienne à l’ancienne, où Omar Sy joue une fois n’est pas coutume le rôle du clown blanc. En tentant de toucher le cœur et l’esprit sur tous les plans, le film perd un peu de sa hauteur de point de vue, de sa force aussi.

La scène finale, pied de nez plus politisé que Nakache et Tolédano voudraient le faire croire, boucle l’affaire de la plus satisfaisante des manières, en inversant discrètement le propos du plan-séquence d’ouverture. Mais le sentiment d’être passé à côté d’une grande œuvre humaniste et éclairée persiste. Reste le plaisir d’avoir à nouveau la preuve que, dans le choix de leurs sujets comme dans leur ambition d’être populaire sans être démago (comme une certaine comédie à succès récente…), le « magic duo » se démarque aujourd’hui nettement de la concurrence.


[styled_box title= »Note Born To Watch » class= » »]
Quatresurcinq
Samba
D’Éric Tolédano et Olivier Nakache
2014 / France / 120 minutes
Avec Omar Sy, Charlotte Gainsbourg, Tahar Rahim
Sortie le 15 octobre 2014
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