L’une des comparaisons qui reviennent lorsqu’on évoque les films de Paul Thomas Anderson, leurs thèmes, leur narration déstructurée et la mélancolie qui les parcourt, est le travail de Robert Altman. Le réalisateur de There will be blood n’a jamais caché son admiration pour son aîné : Magnolia peut par exemple se résumer à une version hallucinée et vindicative de Short Cuts. Avec Inherent Vice, qui a peu à voir stylistiquement avec Altman même s’il se déroule en 1970, ce serait plutôt Le Privé, son adaptation de Raymond Chandler avec Elliot Gould dans le costume de Philip Marlowe, qui viendrait à l’esprit.

Cette vision seventies de l’emblématique et détective privé partage quelques points communs avec « Doc » Sportello, l’enquêteur perpétuellement embrumé interprété par Joaquin Phoenix : gouailleur, romantique malgré lui, doté d’une hygiène assez douteuse mais aussi d’un bon fond. Marlowe n’est par contre pas aussi adepte de la fumette et des favoris broussailleux que le « Doc », qui dans Inherent Vice est poussé à petit trot (il ne marche qu’en claquettes après tout) dans une invraisemblable enquête l’emmenant aux quatre coins de Los Angeles.

Virée enfumée

Inherent Vice : un tour de grand trip

Tout commence chez lui près d’une plage californienne désertée à Gordita Beach, avec l’apparition de son ancienne petite amie, la sublimement nommée Shasta Fay Hepworth (la révélation Katherine Waterston). Ils vont vécu ensemble les années hippies, qui apparaissent déjà comme un souvenir de plus en plus flou, s’évanouissant dans une Amérique en pleine paranoïa post-Manson. Shasta s’inquiète du kidnapping programmé de son amant, un riche entrepreneur marié à une croqueuse d’hommes. Le « Doc » doute, retarde les choses, mais se met malgré tout au travail, peu aidé en cela par les interventions du lieutenant « Bigfoot » Bjornsen (Josh Brolin, dans un fabuleux numéro comique de macho solitaire contrarié par ses pulsions), qui s’est fait une spécialité de tabasser ces « foutus hippies » entre deux dégustations de glaces à la banane.

La suite est digne de l’intrigue labyrinthique du Grand Sommeil : un surfeur saxophoniste en fuite, des agents du FBI inquisiteurs, un gang de bikers, des masseuses très particulières, un syndicat de dentistes aussi magouilleurs que pervers, une nymphomane en pleine fugue, quelques mafieux pas commodes apparaissent successivement sur le chemin du « Doc », qui lui poursuit un seul but : retrouver Shasta, elle aussi disparue. De fait, tout comme les implications juridiques exprimées par le titre du film, l’enquête d’Inherent Vice s’avère impossible à résumer de mémoire. Sportello le premier serait bien incapable de le faire. Mais ne paniquez pas : c’est voulu.

Une gueule d’atmosphère

Inherent Vice : un tour de grand trip

Il est possible de s’offusquer du fait que cette adaptation du roman de Thomas Pynchon paru en 2009 soit aussi délibérément confuse, et ne fasse sens qu’au prix de multiples visions. Ce serait oublier la raison pour laquelle le discret romancier, dont le travail n’avait jusque-là jamais été transformé pour le grand écran, a situé son intrigue précisément en 1970, à Los Angeles. Une année charnière, forcément, mais génératrice de ce qui fait justement le prix d’Inherent Vice : son atmosphère, à la fois légère et déliquescente, à cheval entre deux époques, et semblable à un matin de gueule de bois. PT Anderson est depuis longtemps passé maître dans l’art de la reconstitution, et il ne faut pas attendre cinq minutes pour être transporté de plain-pied dans le monde hallucinogène de Pynchon, à l’aide de longues scènes soutenues par d’élégants mouvements d’appareil et d’un fantastique travail du chef op’ Robert Elswit sur la texture visuelle du film, tourné comme The Master en 35mm, et irradié par une lumière rasante qui évoque les doux rêves d’été.

Heureusement, Anderson est ici d’humeur plus joviale que dans son précédent et assez hermétique long-métrage. Inherent Vice, irrigué par une sourde et tenace nostalgie de jours plus psychédéliques, et la certitude que cette période d’innocence fait désormais partie du passé, est le plus souvent très drôle. Le ton à la fois pince-sans-rire et inquiétant, louvoyant sans cesse entre malaise et bouffonnerie, fait inévitablement penser à The Big Lebowski, autre célèbre exemple d’enquête « stupéfiante » pleine de virages impromptus et de confusions improbables. Joaquim Phoenix n’est pourtant pas aussi passif et désabusé que le « Dude » peut l’être chez les Coen. Malgré (ou peut-être grâce ?) les psychotropes qu’il ingère régulièrement, le « Doc » parvient à y voir clair, à rebondir, scène après scène, d’une fausse piste à l’autre, dans une atmosphère de film noir aussi cryptique que fidèle aux canons esthétiques du genre. Les allées noyées dans le brouillard, les soirées privées hautes en couleurs, les villas luxueuses où se manigancent les plus discrètes arnaques, les garages de mafieux lugubres, les filles perdues et les femmes fatales : rien ne manque à l’inventaire dressé par Anderson au fil de ces confortables 150 minutes d’hommage bercées par la partition très élaborée et référencée de Johnny Greenwood.

Une panoplie de rencontres… étonnantes

Inherent Vice : un tour de grand trip

Vu sa durée, et l’état cotonneux dans lequel il se plait à plonger le spectateur, Inherent Vice pourra sembler longuet pour celui qui ne goûte pas ses plaisirs. Pourtant, tout comme Sportello ferait bien de ne pas refuser les réductions sur les massages « approfondis » du Chick Planet, il serait idiot de décliner l’invitation d’Anderson et sa clique. À la fois anachronique et complètement hors du temps, Inherent Vice maintient le cap même quand il menace de s’égarer dans l’autosatisfaction, comme lors de cette brûlante et saugrenue séquence de séduction nocturne entre « Doc » et Shasta Fay, tournée en une seule très longue séquence. Qu’il crée une Cène hippie ou nous fasse découvrir les dessous d’une inquiétante maison de repos, Anderson sait agripper, intriguer et étonner son spectateur à chaque plan, quitte à interloquer et à rebuter les esprits cartésiens.

[quote_center] »L’enquête d’Inherent Vice s’avère impossible à résumer de mémoire. Sportello le premier serait bien incapable de le faire. Mais ne paniquez pas : c’est voulu. »[/quote_center]

Il peut s’appuyer pour cela, grâce leur soit rendue, sur une impressionnante tribu de comédiens, qui ont ici toute latitude pour croquer des personnages hauts en couleur, le plus souvent le temps d’une seule scène. Owen Wilson, Reese Witherspoon, Benicio del Toro, Eric Roberts, Michael Kenneth Williams ou encore Martin Donovan traversent le film comme autant de figures inoubliables, subtilement décalées, pas autant néanmoins que le dentiste cocaïnomane et porté sur autre chose que les molaires de ses jeunes patientes incarnées par Martin Short. Comme échappé d’un Austin Powers classé R, Short utilise à bon escient son sourire carnassier pour signer un come-back dément, face à un Joaquin Phoenix médusé.

Malgré cette panoplie de guest-stars pétulante et déchaînée, Inherent Vice appartient indubitablement à la star de The Master. Caméléon impressionnant de fragilité l’année dernière dans Her, Phoenix ajoute une création indélébile de plus à son tableau de chasse. Sportello aurait pu devenir sans les précautions nécessaires sa propre caricature, un témoin bouffonnant de sa propre enquête : tout le talent du comédien réside dans cette conviction qu’il apporte par son regard et sa gestuelle à un personnage pas si usé qu’il n’y paraît. Même s’il préférerait s’accrocher aux vestiges d’un passé déjà oublié, le détective de Gordita Beach sait pourtant, au final, que le monde a changé et qu’il doit vivre avec. Cette tristesse a beau irriguer le film, elle ne l’empêche pas de regarder, dans un dernier élan d’humanité, devant lui. Avec un sourire mi-niais, mi-décidé.


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Quatresurcinq
Inherent Vice
De Paul Thomas Anderson
2015 / USA / 148 minutes
Avec Joaquin Phoenix, Josh Brolin, Katherine Waterston
Sortie le 4 mars 2015
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