Séance de rattrapage : Emily the Criminal
Sous ses allures de polar social, Emily the Criminal démastique notre société libérale et offre à Aubrey Plaza un rôle rageur en or.
Si des metteurs en scène reconnus comme Paul Schrader ou Richard Linklater ont récemment pris la parole sur Internet pour se lamenter de la destruction progressive du cinéma indépendant américain, coincé entre l’économie précaire du streaming et l’usine à mégabudgets qu’est devenue Hollywood, c’est sans doute pour permettre à des films comme Emily the Criminal de continuer à exister. Production à microbudget (moins de 3 millions de dollars) réalisée par l’inconnu John Patton Ford, le film a réussi à faire son trou à l’international grâce à la présence d’une tête d’affiche connue (Aubrey Plaza, actrice spécialiste des seconds rôles qui marquent, récemment vue dans The White Lotus) et surtout par ses indéniables qualités. Même s’il passe sous le radar depuis sa sortie en VOD puis dans le catalogue Canal+, Emily the Criminal possède cette vertu propre aux films modestes, mais concentrés sur leur objectif : il produit beaucoup d’effets avec peu de moyens, et en dit long sur son époque sans avoir besoin d’être explicite.
Criminelle malgré elle ?
Tout commence par une scène d’entretien d’embauche en forme de piège humiliant, qui se referme sans prévenir sur Emily. Ex-étudiante en arts plastiques croulant sous les dettes, la jeune femme vit avec les conséquences d’un délit ayant entraîné la fin de ses études et un casier judiciaire qui fait fuir les employeurs. C’est le premier des moments tendus et malaisants qui parsèment le scénario, et nous renseignent sur ce personnage malaimable : Emily est passée par la force des choses en mode survie. Elle est au plus bas, mais elle reste elle-même dans tous les cas : déterminée, constamment au bord de l’explosion, et pas du genre à s’excuser d’être là. C’est ce côté opiniâtre et caractériel qui, après trop de frustrations et de jobs alimentaires, va la pousser à accepter une offre d’emploi officieuse illégale. Emily intègre un réseau de fraude à la carte bancaire, synonyme d’argent facile. Par nécessité ou par choix, elle accepte, au contact de son « employeur », le pas-si-dur Youcef (Theo Rossi, Sons of Anarchy), de prendre de plus en plus de risques…
« Emily the Criminal s’apprécie comme un polar amoral chargé en adrénaline autant que comme une chronique sociale à l’anglaise. »
Avec son script linéaire en prise directe avec la réalité économique de nos sociétés libérales — où le moindre écart vous marginalise, où banques, autorités et entreprises ubérisées semblent conspirer pour priver les individus de leur droit à la révolte—, Emily the Criminal s’apprécie comme un polar amoral chargé en adrénaline (mais sans aucun coup de feu, comme le souligne Aubrey Plaza en interview) autant que comme une chronique sociale à l’anglaise, acérée à l’extrême. Plaza, logiquement, est de toutes les scènes, tour à tour hargneuse, abattue, effrayée et défiante, parfois dans la même scène. Qu’elle négocie l’achat frauduleux d’une voiture de luxe ou envoie balader une Gina Gershon odieuse en patronne vendant ses stages non rémunérés comme l’opportunité d’une vie (deux moments vraiment mémorables), elle se révèle formidable et créer l’empathie avec le spectateur. Dans d’autres circonstances, on pourrait prendre ses distances avec ce personnage embrassant, façon Walter White, sa vraie nature. Mais Patton Ford ne dépeint pas ce parcours comme une descente aux enfers. Si le dénouement d’Emily the Criminal déçoit un peu, il n’en reste pas moins limpide sur ce point : c’est en choisissant d’envoyer valdinguer les barrières sociales, éducatives et légales qu’on lui imposait qu’Emily revit et trouve sa raison d’être. Le titre du film en devient non pas une marque infamante, mais un titre de gloire. Culotté et assez jouissif.