Traqué : étripe-moi si tu peux
L’un des petits fleurons oubliés de la carrière de Friedkin, Traqué reste une série B opératique et viscérale à souhait, où Benicio del Toro est terrifiant.
Les années 90 auront été un purgatoire pour William Friedkin. Après avoir asséné quelques opus transgressifs à son public durant la précédente décennie (Cruising, Police Fédérale Los Angeles, Le Sang du Châtiment), le réalisateur s’est trouvé piégé au sein d’un système de production qui n’autorisait plus les débordements et le chantage professionnel (laisse-moi faire ou vire-moi) dont il s’était fait le spécialiste à l’époque de L’Exorciste. D’où quelques films de yes-man enchaînés avec le professionnalisme de celui qui s’est formé pendant dix ans à la télévision au début de sa carrière : La Nurse, Blue Chips, Jailbreakers, Jade, 12 hommes en colère et L’enfer du devoir, autant de films auxquels on peut trouver un intérêt certain, surtout le sous-estimé remake du classique de Sidney Lumet, mais qui restaient en-deça de ce dont on savait Friedkin capable. En 2003, pourtant, et quelques années avant qu’il ne refasse une santé grâce à sa collaboration avec le dramaturge Tracy Letts, miracle. Le bonhomme revient le couteau entre les dents pour un film aussi anachronique dans sa conception que parfaitement moderne dans son propos : Traqué, film d’action ramassé de 94 minutes pleines à craquer de tension et de violence sauvage.
L’histoire peut être vue comme une version alternative, extrêmement pessimiste, du Rambo de Ted Kotcheff : Aaron (Benicio del Toro, reptilien et effrayant comme jamais) est un troufion formé à toutes les formes de combat rapproché, une force de l’ombre que des missions d’assassinat répétées à l’étranger ont fait disjoncter. A son retour en Amérique, dans les forêts de l’État de Washington, l’ancien soldat traumatisé se volatilise et se transforme en tueur en série utilisant son « savoir-faire » pour éliminer les chasseurs du coin. Son ancien employeur n’a d’autre choix, pour éviter d’autres victimes, que de faire appel à l’un des formateurs d’Aaron, un ancien gradé lui aussi retiré du monde, LT Bonham (Tommy Lee Jones, qui travaillait alors pour la seconde fois avec Friedkin). Le mentor et l’ancien élève dévoyé jouent alors au chat et à la souris, une traque qui ne peut déboucher que sur un ultime affrontement, avec un Aaron passé de l’autre côté de la raison…
Deux chasseurs sachant chasser
Dans Traqué, Friedkin prend tous les risques pour faire passer son message : en montrant l’horreur la plus vile (les exactions au Kosovo en ouverture) et le réalisme sanglant des combats à l’arme blanche (le sang coule comme rarement à chaque blessure, comme dans un film d’horreur), Friedkin entend prouver que l’humain n’a de civilisé que le nom, qu’il suffit qu’il soit confronté au visage animal de ses homologues pour laisser parler la bête qui est en lui. Pas étonnant en conséquence que tous les décors de Traqué ne soient prétexte qu’à une variante géographique de ce qui fait l’essence du film : la poursuite. A la manière évidente du Fugitif (impression renforcée par la présence de Tommy Lee Jones, toutefois plus mutique, dans le rôle du chasseur), chaque séquence est en équilibre sur la suivante, le schéma narratif consistant à faire s’arrêter notre bad guy dans un endroit donné (fourgon, maison, forêt) pour l’en faire s’échapper par n’importe quel moyen (souvent brutal). De ce choix opéré par Friedkin découle deux choses contradictoires mais uniques : en basant son film sur l’idée d’échappatoire perpétuel (Aaron fuit en quelque sorte la sauvagerie qui l’a traumatisé au début), il en fait un tour de montagnes russes qui surpasse de pas mal d’encablures la majorité de la production de la même époque. D’un autre côté, en expurgeant le scénario de tout dialogue superflu et en dégraissant les personnages secondaires, il prend le risque de limiter le film à cet enchaînement de sensations fortes, sans véritables conséquences.
« En mettant en scène une série B d’exploitation avec son style sur le vif et heurté, Friedkin a livré un film possédé, touchant à l’abstraction. «
Pourtant, il est évident que les raisons qui font courir nos deux anti-héros les font sortir du cadre classique propre, par exemple, au Fugitif : LT Bonham, en tant qu’ancien instructeur d’Aaron, n’est pas juste chargé de mettre fin aux meurtres perpétrés par son ancien protégé. Il doit prendre en compte la folie qu’il a lui-même engendré chez un soldat surentraîné mais privé de repères moraux, et la digérer, pour éradiquer le remords qui l’a poussé hors du monde – Traqué fait preuve d’une étonnante prescience à ce titre, les USA ayant été à partir des années 2000 englués dans des conflits sans fin à l’étranger, le plus souvent pour des raisons totalement amorales. Aaron, s’il fait preuve d’une troublante humanité dans sa macabre fuite en avant (il a failli avoir une « vraie » famille, il écrit des lettres à LT), est livré à son propre instinct, son entraînement l’ayant privé de raison sociale – il ne parle quasiment pas pendant le film, ce qui pousse le cinéaste à le cadrer comme une véritable machine à tuer à la Terminator. De là à dire que Friedkin fustige la folie belliciste de l’armée américaine – qui forme comme beaucoup de grandes puissances des gens à tuer le plus atrocement possible -, il n’y a qu’un pas qu’on a bien envie de franchir (avant de se rappeler le bien plus polémique, voire indéfendable, Enfer du Devoir). En mettant en scène ce qui peut être résumé comme une série B d’exploitation, avec le style sur le vif et heurté qui avait fait sa réputation, Friedkin a livré un film possédé, sous-estimé (les critiques de l’époque furent aussi assassines que le couteau de Benicio), touchant à l’abstraction et pourtant limpide dans ses ambitions.