La séance de rattrapage : Les Oubliés
En faisant la lumière sur un pan d’histoire méconnu, Les Oubliés touche au cœur et à l’esprit. Rattrapage d’un beau film anti-guerre, nommé aux Oscars 2017.
Parle-t-on, quand on évoque Les Oubliés, de film « de guerre », ou de film « sur la guerre » ? Clairement, il n’y a aucune bataille à l’horizon dans le film de Martin Zandvliet, et pour cause : l’action se déroule au lendemain de la capitulation nazie, dans une Europe qui se réveille tout juste au milieu d’un océan de ruines fumantes. Le long-métrage, gros succès au Danemark à sa sortie, malgré un sujet difficile, et remarqué à l’international pour sa nomination à l’Oscar 2017 du meilleur film étranger (la statuette est allée au Client d’Asghar Farhadi) fait partie de ces œuvres qui se concentrent sur les conséquences politiques et humaines d’un conflit mondial. Des conséquences symbolisées tout entières dans un groupe de personnages coincés sur un coin de plage déserte, pour une tragédie beckettienne en plein air, d’autant plus prenante qu’elle est inspirée d’une histoire vraie restée jusque là dans l’ombre.
Coté film : sous le sable, l’injustice
1945, à l’ouest du Danemark. L’Allemagne a perdu la guerre, et des milliers de soldats, souvent très jeunes, ont été faits prisonniers aux quatre coins de l’Europe. Comme les autres pays occupés, le Danemark laisse exploser son besoin de revanche, après cinq années sous la botte des nazis. Alors qu’en France, on tond les collabos, en Scandinavie un sort vicieux et cruel est réservé aux prisonniers de guerre, au mépris de la convention de Genève : plus de 2 000 d’entre eux sont envoyés sur les plages du pays pour désactiver les millions de mines posées là pour empêcher un éventuel Débarquement.
Le sergent Carl Rasmussen (Roland Møller, vu dans Hijacking et Atomic Blonde) est chargé de superviser une « unité » composée de 14 jeunes garçons, dont le visage adolescent laisse entendre qu’ils n’ont même pas vu la couleur d’un champ de bataille. À eux de nettoyer la plage de milliers de mines enterrées sous le sable (titre original du film), avec les moyens du bord : à cette époque, les détecteurs n’existent pas, et tout doit se faire avec de simples bâtons… Un travail dangereux, mortel, que les jeunes Allemands effectuent dans des conditions précaires, pratiquement affamés par un Rasmussen dont on devine dans le regard tout l’esprit de vengeance qui l’anime. Mais face à l’inexpérience de ces bidasses apeurés, et les tragédies qui s’accumulent, le sergent sans pitié vacille, ce qui n’est pas du goût de ses supérieurs directs…
Comme l’ont brillamment rappelé Kathryn Bigelow, il y a une dizaine d’années, puis plus récemment des séries B comme Mine et Piégé, les mines enterrées, quelles que soient les formes qu’elle prennent, sont des inventions atroces, mais qui contiennent dans leur principe l’essence même du suspense cinématographique théorisé par Hitchcock. Zandvliet en fait la démonstration avant même que les troufions débarquent sur la plage, à l’occasion d’une séquence de désamorçage tendue dans un bunker : chaque soldat doit aller « tester » la méthode pour mettre une mine hors d’usage tour à tour, mais la moindre erreur leur sera fatale… Par son thème même, Les Oubliés utilisera à plusieurs reprises ce mécanisme d’attente fébrile (de quoi s’attendre au pire, et il arrive effectivement, mais sans prévenir), qui précipite par sa soudaineté l’avancée des enjeux dramatiques. Ce qui se joue sur cette bande de sable, terrain de jeu innocent pour un enfant, mais terrain stratégique et blessure durable pour le monde adulte, c’est en effet une forme de roulette russe grandeur nature. Les prisonniers encadrés par Rasmussen deviennent des esclaves doublés de chair à canon, alors qu’ils ne sont pas la cause première des malheurs qui se sont abattus sur le pays cinq ans plus tôt.
Cette perpétuation du cycle de la violence, née pour répondre à une autre, est le thème principal des Oubliés, l’enjeu autour duquel tourne l’évolution de son personnage principal, le sergent Rasmussen. Celui que l’on voit bouillonnant de rage dans la scène d’ouverture va-t-il s’humaniser au contact de ces gamins qu’il envoie sans sourciller à l’abattoir ? Alors qu’ils partent tour en tour en fumée (parfois littéralement), pense-t-il, peut-être, à une famille qu’il a lui-même perdu, et donc aux conséquences de sa haine aveugle ? Scénariste et réalisateur, Martin Zandvliet a parfois recours à des artifices faciles pour signifier le changement de perspective qui agite l’esprit de Rasmussen : excepté une forte tête cherchant à s’évader, les soldats ont par exemple tous des gueules d’angelot et de martyrs aux yeux clairs. Et la petite fille qui habite la ferme tout près d’eux, est là comme un signal métaphorique clair que c’est la génération de la reconstruction que l’on met ici en péril. Aussi grossiers qu’ils soient, ces procédés servent toutefois un propos nécessaire et touchant sur le pardon, sur la nécessité de tourner la page, de faire parler son humanité même aux moments les plus sombres de notre existence.
Côté bonus : une page d’histoire à déterrer
ESC Editions a réservé un traitement de choix aux Oubliés, qui sort en vidéo dans une édition steelbook soignée, permettant d’apporter un éclairage didactique sur le pan d’histoire exploré dans le film. Il y a d’abord la présence sur le disque, dans un format uniquement accessible via votre ordinateur, d’un dossier pédagogique expliquant le contexte et les enjeux de l’après-Seconde Guerre Mondiale. Un support de cours parfait donc, qui vient compléter une série de bonus allant du traditionnel au plus inhabituel.
Un gros morceau de l’interactivité est dédié aux interviews de l’équipe technique et artistique, avec en premier lieu un entretien avec le réalisateur et scénariste Martin Zandviet. L’auteur raconte comment il s’est pris de passion pour ce sujet « qui n’était évoqué que dans quelques livres d’histoire, et encore », et le défi qu’a représenté un tournage se déroulant essentiellement en plein air, et donc dépendant des conditions météorologiques. Un constat partagé par ses producteurs, auxquels est dédié un long segment également. Il y a aussi dans ces interviews une partie du casting, comme le jeune Louis Hofmann (Seuls dans Berlin), qui partage son expérience d’un tournage difficile, ayant favorisé les rapprochements entre les jeunes interprètes des soldats allemands.
L’interactivité se conclut avec un supplément exclusif, un documentaire intitulé « Une petite histoire du déminage » tourné à l’École du Génie d’Angers. Un spécialiste nous y décrit, sans effusion, les origines de ce matériel de guerre et tous les modèles répertoriés au fil des décennies par l’Armée française, des plus « connus » aux plus exotiques (une mine enchâssée dans une caisse en verre transparent ?). Peu rythmé, mais très dense, ce documentaire permet de prendre conscience de l’importance stratégique de ces engins de mort dans l’ensemble des conflits mondiaux qui ont marqué le XXe siècle, et continuent de faire des victimes aujourd’hui.