Après The Social Network, qui retraçait la vie de Mark Zuckerberg et la création mouvementée de Facebook, Aaron Sorkin continue avec Steve Jobs de narrer l’existence des plus célèbres capitalistes mégalomanes de notre époque. Et cette fois encore, comme avec David Fincher en 2010, le style inimitable de cet auteur, qui lui a valu l’Oscar du meilleur scénario adapté, fait part égale avec la mise en scène du réalisateur. Ici, il s’agit tout de même du britannique Danny Boyle, prolifique metteur en scène de Trainspotting, qui a embrayé le pas à Fincher après que celui-ci ait quitté le projet. Pour les non-initiés, rappelons d’Aaron Sorkin s’est fait connaître en créant et en écrivant la plus grande partie des épisodes de la série The West Wing, qui dépeignait le quotidien à la Maison Blanche (il est aussi à l’origine des plus confidentielles Studio 60 et The Newsroom). Sorkin est passé maître dans l’art du « walk and talk », une écriture dense et fluide qui impose aux acteurs, souvent décrits en train de marcher, d’entretenir une conversation soutenue dans un décor vivant, en constant « chaos maîtrisé ». Cette technique se révèle à la fois intellectuellement jouissive et harassante pour le spectateur. De fait, le « style Sorkin » suscite inévitablement des comportements tranchés, entre ceux qui adhérent à fond au concept, et ceux qui le rejettent en bloc en parlant de logorrhée verbale.
Ceci est un grand film
Pour écrire les pages les plus déterminantes de la vie du fondateur de la marque à la pomme, Sorkin s’est basé sur son autobiographie signée par Walter Isaacson, intitulée, aussi sobrement que le film, Steve Jobs. Malgré le fait que cet ouvrage soit « autorisé » par les ayants droit de l’entrepreneur, son choix a suscité une polémique, sans autre justification particulière que de faire parler du film. Pourtant, comme il le faisait avec le regretté président fictif Josiah Bartlet, le film ne fait que rapprocher l’homme d’affaires de l’être humain qu’il devait être, en s’appuyant certes sans concession sur des faits avérés, énumérés à toute vitesse, mais sans chercher non plus la petite bête. Avec une technique théâtrale (normal, la quasi-totalité du film se déroule dans une salle de spectacle) qui rappelle Birdman l’année dernière, le scénariste orchestre ses joutes verbales d’une main experte, des loges à la scène en passant par le toit.
[quote_left] »Aaron Sorkin continue de narrer l’existence des plus célèbres capitalistes mégalomanes de notre époque. »[/quote_left] L’action se déroule en trois actes, quelques instants avant les trois conférences clefs, les fameuses keynotes, dans la vie de Steve Jobs : en 1984 (lancement de l’ordinateur Lisa), en 1988 (lancement de l’iMac) et en 1998 (lancement du Next, après qu’il a été écarté de la direction de l’entreprise par ses actionnaires). L’idée, ici, n’est pas de montrer les historiques conférences Apple où son fondateur, vêtu d’un pull à col roulé et de lunettes rondes, annonçait à la planète, l’objet révolutionnaire qu’elle allait posséder dans les années à venir, mais bien de jeter un regard curieux sur les instants intimes qui les précédent. Lors de ces trois actes, il va recevoir la visite de plusieurs personnages essentiels, qui mettront en évidence ses doutes et ses échecs. Steve Wozniak, le cofondateur de la firme, le ramène à ces débuts et lui rappelle les efforts déployés par tous ceux qui ont aidé Apple à devenir ce qu’il est. John Sculley (CEO d’Apple) incarne les différentes phases des relations entre Jobs et ses actionnaires : le grand amour, la rupture, la désillusion. Son ancienne petite amie et sa fille, Lisa, qu’il refuse de reconnaître, lèvent le voile sur une partie de sa vie privée. Au centre de cette tragi-comédie aux accents shakespeariens, Joanna Hoffman, l’assistante dévouée, les yeux remplis d’admiration, orchestre chaque entrée et sortie des personnages. Comme à la grande époque de The West Wing, Sorkin joue la carte de la relation ambigüe entre un homme de pouvoir et son employée impliquée, peut-être plus que de raison, dans sa réussite.
J’ai la mémoire qui flanche…
George Clooney, Leonardo DiCaprio, Christian Bale… Il y avait du monde au portillon pour incarner Steve Jobs, après l’échec retentissant du Jobs de 2013, où Ashton Kutcher tenait le rôle-titre. Finalement, c’est Michael Fassbender qui a décroché la timbale, avec un potentiel Oscar à la clef. Avant de revêtir la tunique dans Assassin’s Creed, l’acteur se glisse ici littéralement dans la peau de Jobs avec un mimétisme frappant, même s’il n’est pas au premier abord le clone évident du créateur de l’iPhone. Au-delà de l’aspect physique, il construit toute une palette de caractéristiques pour son personnage, allant de la manipulation au charisme, en passant par la froideur et l’humour, sans oublier la mémoire sélective. Le plus essentiel : il délivre avec un rythme parfait et une intensité jamais prise en défaut, le flot de répliques concoctées pour lui par Sorkin. Autour de lui, Kate Winslet (Joanna Hoffman), Jeff Daniels (John Sculley), l’une des stars de The Newsroom et Seth Rogen (Steve Wozniak), tout en fragilité mêlée de ressentiment, ne déméritent pas non plus.
Pour accompagner le film, le compositeur Daniel Pemberton (Cartel) a choisi de mêler judicieusement des sonorités fusion joyeuses, faussement sorties d’un pub pour un iPhone, avec des harmonies orchestrales plus solennelles, entre violon et piano, qui s’adaptent parfaitement à l’acoustique des salles de conférence, filmées par Boyle comme des agoras modernes. Le résultat, très approprié, dégage quelque chose de fascinant. Difficile, à ce niveau de maîtrise narrative et esthétique, de comprendre pourquoi Steve Jobs n’est pas nominé à l’Oscar du meilleur film et du meilleur scénario adapté cette année, alors qu’Aaron Sorkin a déjà raflé le Golden Globe.
[toggle_content title= »Bonus » class= »toggle box box_#ff8a00″]Un projet de réalisation pour Sorkin ?[/toggle_content]
Crédit photo : Universal Pictures International France
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Steve Jobs
De Danny Boyle
2015 / États-Unis / 122 minutes
Avec Michael Fassbender, Kate Winslet, Seth Rogen
Sortie le 3 février 2016
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