Le troisième film de Derek Cianfrance, qui est peu celui de la confirmation après la révélation Blue Valentine (2010),débute sur des effluves familières, par un plan-séquence en forme de générique hypnotique : Ryan Gosling, tout en tatouages gribouillés et abdos saillants, revêt sa « tenue » de cascadeur à moto, vedette d’une attraction de « death ball » au cœur d’une anonyme fête foraine. Les néons clignotent de toutes parts, la caméra sinueuse semblant adopter la même démarche, brute de décoffrage, que ce personnage de trompe-la-mort incarné par le chéri de ces dames. Forcément, on pense dans ces premiers instants à Drive, d’autant que The place beyond the pines se pare, lui aussi, des attributs classiques du film noir.

 

Schenectady (qui signifie en iroquois « l’endroit au-delà des pins », d’où le titre du film), le bled campagnard de l’État de New York où se déroule l’action, n’a toutefois rien de commun avec Los Angeles. Et Luke Clanton (jolie allusion westernienne) n’a rien d’un preux chevalier. C’est un white trash pur jus, vagabond sur le retour qui va se découvrir une obsession (un fils que lui avait caché une ancienne conquête, jouée par Eva Mendes) et replonger, pour de bon, dans la délinquance pour subvenir, pense-t-il, aux besoins de cette famille, de ces attaches dont il semble dépourvu.

Onde de choc

 PLACE BEYOND THE PINES

The Place beyond the pines a beau contenir tous les ingrédients d’un thriller, avec son cortège de braquages, de poursuites et de machinations, le propos de Cianfrance est tout autre. En face de Luke, le scénario du film place, forcément, un personnage de flic, Avery Cross, joué par Bradley Cooper. Un jeune agent de police compétent, tout sauf un orphelin dans les faits (son père est un ancien juge de la Cour Suprême), mais dont la récente paternité a chamboulé tous les repères. Plutôt que d’opposer dans un montage parallèle les destinées de ces deux faces d’une même pièce, Cianfrance choisit de les faire se succéder, la rencontre entre les deux personnages produisant l’effet d’une onde de choc dont les répercussions se propageront, patiemment, à tous les nombreux personnages secondaires de l’histoire.

 

[quote_left] »Luke, un white trash pur jus, vagabond sur le retour va se découvrir une obsession. »[/quote_left]

La puissance dégagée par le film provient du fait que son ambition thématique et formelle semble, elle aussi, se décupler au fil des rebondissements réservés par un script semblable à un livre, qui se déplierait au détour d’une page en plusieurs volets, tous indépendants mais intrinsèquement liés par le souvenir de ce qui les a précédés. Le premier acte, porté par un Gosling, dans un rôle qui est essentiellement une version négative de celui de Drive (même violence impulsive et froide, même absence de peur ou de remords devant le danger, même attachement déraisonné à une femme et son fils protégés par un mari jaloux), est forcément le plus riche en sensations brutes, l’adrénaline des braquages que Luke pratique à moto (avec un complice interprété par l’excellent Ben Mendelsohn) obscurcissant peu à peu son jugement, jusqu’à la rencontre paroxystique avec Avery. Le basculement de point de vue s’effectue jusque dans le cadre de l’image, soudainement plus esthétisée, plus « contrôlée », à l’image d’un personnage menaçant d’abord d’imploser, avant de se révéler fin tacticien dans une affaire de corruption à la Sidney Lumet (l’occasion de croiser avec plaisir la trogne et le regard électrique de Ray Liotta). De manière surprenante, c’est Bradley Cooper, dont le personnage subit une évolution spectaculaire, qui s’avère le plus captivant des deux, car renfermant plus de blessures, de doutes auxquels s’identifier, alors qu’en face, Goslin joue les taiseux peroxydés, disons, sans surprise.

 

Les fils des hommes

 THE PLACE BEYOND THE PINES

C’est dans la troisième partie que se dévoile dans toute son implacable logique la portée de cette histoire que l’on croyait d’abord binaire et à vrai dire déséquilibrée. Les fils (Dane DeHaan, repéré dans Chronicle et Emory Cohen, sorte de petit frère de Channing Tatum) succèdent aux pères, mais les mêmes dérapages se reproduisent, les mêmes réflexes innés se découvrent. Les mêmes illusions également, se heurtent à un mur de silence. The place… parle du poids de la filiation, de l’importance du cadre social dans la construction de nos parcours intimes. La cellule familiale, celle que chaque protagoniste du film cherche à reproduire, à conserver ou à créer, se révèle, dans cet obscur patelin de province cerné par la forêt, source d’une auto-destruction morale ou physique.

 

On comprend d’autant mieux l’atmosphère de spleen, rappelant Blue Valentine, qui imprègne les 2h20 d’un film dont les postures stylistiques peuvent agacer. Cianfrance, s’il se révèle un peintre brillant de l’aliénation américaine et un adepte éclairé et moderniste du film noir (un peu à la manière de James Gray, auquel on pense souvent), a également la main lourde à plusieurs occasions, surlignant de manière excessive des trajectoires humaines que le spectateur a depuis longtemps assimilées. Comme cette récurrence des scènes se situant dans les bois de Schenectady, assimilés dans un cas à l’évasion et à la liberté, et dans un autre au danger et à l’inconnu. Ou cette manière, insistante et délibérée, de souligner le rôle prépondérant d’un père dans l’éducation d’un fils, et de donner la vision d’une société masculine à tous les niveaux. On peut comprendre que Cianfrance, co-scénariste, ait infusé son histoire de ses préoccupations de jeune parent, mais Eva Mendes et Rose Byrne, dans des rôles ingrats d’épouses effacées montrées comme des matrones ou de naïves et fragiles créatures, sont purement et simplement sacrifiées.

 

Ces défauts n’entament toutefois pas le pouvoir de fascination d’un film hanté par l’échec, qui capture autant de moments de grâce que de tension palpable. Un récit-gigogne captivant même dans ses errances, d’une justesse assez impressionnante dans son interprétation et sa bande sonore, fréquentée par la musique émouvante de Mike Patton. Indubitablement, Cianfrance confirme les grands espoirs placés en lui après sa déchirante love-story valentinienne : même imparfait, The place beyond the pines conserve tous les ingrédients qui font de ces « grands romans » à l’américaine des classiques en devenir.

 

Note BTW


4

The place beyond the pines

De Derek Cianfrance / 2012 / USA / 140 minutes

Avec Ryan Gosling, Bradley Cooper, Eva Mendes

Sortie le 20 mars