Voir le réalisateur italien Matteo Garrone, deux fois couronné du Grand Prix du Jury à Cannes pour Gomorra et Reality, s’attaquer à une adaptation de contes de fées napolitains du XVIIe siècle, est le genre de surprises qui donne envie de remettre en perspective toute une carrière. Le cinéaste n’est pas vraiment un adepte de l’approche documentariste à tout crin, malgré l’aura de réalisme qui entoure sa célèbre chronique mafieuse, devenu depuis peu une série télévisée. Mais malgré tout, il était difficile de prévoir cette plongée pleine de sang et de rires acides dans l’univers baroque et ambigu de Giambattista Basile, écrivain des plus célèbres dans l’Histoire italienne, et inspiration manifeste des frères Grimm et de Charles Perrault.

Ainsi qu’ont cherché à le démontrer des confrères nommés Fellini, Burton ou Gilliam, l’univers des contes de fées n’est, dans sa source littéraire, pas du tout semblable à ce que des décennies de dessins animés sucrés ont cherché à nous faire de croire. Certes, la figure même du conte implique de se servir d’une histoire imaginaire pour créer une allégorie de notre monde réel. C’est l’effet miroir, l’idée d’un monde inversé chère à Lewis Carroll, où tout personnage, péripétie ou créature est le symbole d’un inconscient malmené, d’une amplification de nos qualités comme, plus souvent, de nos tares. Les trois histoires que Matteo Garrone et ses scénaristes ont rassemblé et porté à l’écran dans Tale of Tales n’ont rien de gentilles fables qui permettraient de nous endormir avec le sourire et des bruits de harpes dans la tête. De manière révélatrice, ce ne sont pas des princesses et de modestes héros qui sont le centre d’attention ici, mais trois souverains aux pulsions déraisonnables, qui déclenchent mort et folie dans leur sillage.

Fantaisie grotesque

Tale of Tales : les contes cruels de Matteo

La première d’entre eux est la reine de Longtrellis, incarnée avec le port altier qui s’impose par Salma Hayek. La reine et son mari (John C. Reilly) désespèrent de ne pas avoir d’enfant. Ils requièrent bientôt l’aide d’un mystérieux alchimiste, qui préconise un régime à base de cœur de dragon sous-marin, que le roi s’empresse d’aller (maladroitement) occire. La prophétie se réalise tellement bien, que le futur prince héritier grandit aux côtés d’un parfait jumeau, né d’une servante… Pendant ce temps-là, à Strongcliff, le roi (Vincent Cassel, dans un registre dingo et pervers qu’il maîtrise à merveille) s’ennuie de toutes ses conquêtes, et convoite bientôt sans le savoir une hideuse vieille fille, qui avec sa sœur, complote pour le duper et accéder à une vie de richesse… Enfin, à Highhills, un troisième souverain (l’inimitable Toby Jones), s’intéresse tellement à l’élevage d’une puce (!) qu’il en oublie sa fille, que des conséquences fâcheuses amènent à être mariée de force à un ogre patibulaire…

[quote_center] »Comme si Game of Thrones débarquait tout d’un coup à la Renaissance. »[/quote_center]

Les craintes légitimes qui peuvent naître à la vision d’une coproduction européenne en costumes (un exercice souvent synonyme à l’arrivée d’ « euro-pudding » fade et anonyme, selon l’expression consacrée) tournée qui plus est en anglais, font peser sur les premiers instants de Tale of Tales un voile d’incertitude. Tourné dans de fabuleux décors naturels en Toscane, le film nous plonge sans préavis, ni fil rouge, dans un film à sketches d’autant plus alambiqué qu’il n’excuse ni n’explique l’origine des obsessions de ses personnages. De fait, avec son montage alterné arbitraire, ses ellipses impromptues, le long-métrage met du temps à trouver son rythme, malgré une très poétique, et presque abstraite, séquence de chasse sous-marine, dont la fantaisie rustique évoque les écrits de Jules Verne. Puis, à mesure que les nœuds dramatiques de chacune des trois histoires se révèlent, la mise en scène de Garrone se fait plus assurée, plus audacieuse aussi. Tale of Tales n’est pas seulement constellé de visions maniérées et de décors exubérants gorgés de couleurs chaudes : il convoque à parts égales le grotesque, la cruauté et l’aventure angoissante, comme si Game of Thrones débarquait tout d’un coup à la Renaissance.

Abus de grands pouvoirs

Tale of Tales : les contes cruels de Matteo

L’une des composantes essentielles du film est sa volonté farouche de ne pas apposer sur le dénouement de chacune de ses histoires une morale prête à emporter. Le destin de certains personnages peut donner l’illusion qu’une quelconque justice a été rendue. Il est pourtant plus certain que l’avenir de ces protagonistes imaginaires ne sera pas plus apaisé qu’avant. Ici, les leçons sont apprises trop tard, dans la douleur, ou elles ne sont pas apprises du tout. Les cœurs tendres sont écrasés, les simples d’esprit bernés, les ambitieux récompensés. À l’image de la princesse de HighHills, il faut dans les contes de Basile oublier la morale et le bien commun pour espérer triompher, ou tout du moins survivre. Car, et c’est le trait commun à tous les dirigeants qui sont présentés dans Tale of Tales, le pouvoir n’apporte aucune qualité à un homme si ce n’est celui d’en abuser pour son bien personnel.

C’est donc une vision un brin cynique du genre que propose ici le réalisateur, aidé dans son projet par le travail impressionnant du directeur de la photo Peter Suschitzky (L’empire contre-attaque, Mars Attacks !), une solide et évocatrice composition d’Alexandre Desplat, ainsi que par un casting en tout point adéquat et inspiré. Les jumeaux Jonah et Christian Lees, ainsi que le géant Guillaume Delaunay (Michael Kohlhaas), en particulier, incarnent des figures d’outcasts en rébellion particulièrement marquants. Ils contribuent à enrichir cette étrange poésie macabre qui imprègne toute l’œuvre, la rendant plus iconoclaste et insaisissable encore que ce que l’on pouvait attendre.


[styled_box title= »Note Born To Watch » class= » »]
Quatre sur cinq
Tale of Tales (Il racconto dei racconti)
De Matteo Garrone
2015 / Italie – France – Royaume-Uni / 125 minutes
Avec Salma Hayek, Vincent Cassel, Toby Jones
Sortie le 1er juillet 2015
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