The Irishman : derniers pas dans la mafia
Œuvre somme aux allures de testament pour Martin Scorsese et son clan d’affranchis, The Irishman est une indéniable réussite, amère et hors du temps.
Comme un signe, une déclaration d’intention, The Irishman débute au son chaloupé de la balade sacrée « In The Still Of The Night » des Five Satins, par un plan-séquence qui provoque l’émotion exactement inverse de celui des Affranchis. Au lieu de traverser les coulisses d’un restaurant huppé et de ressentir cette grisante sensation de pouvoir qui étreint Henry Hill, la caméra glisse le long du couloir d’une maison de retraite, un mouroir silencieux pour un héros qui nous apparaît de dos, presque invisible dans un fauteuil où il contemple le temps qu’il nous reste à vivre.
Rien ne dit que cette première séquence du film fleuve (3h20 hors générique) de Martin Scorsese ne soit pas un ersatz de vue subjective, nous mettant dans la peau de l’intervieweur qui soutirera à Frank Sheeran les secrets de sa carrière d’homme de main au service de la mafia, et surtout du leader syndicaliste Jimmy Hoffa (Al Pacino). Mais elle résume à elle seule la singularité évidente de ce projet longtemps fantasmé, qui prend à cœur de contourner toutes les attentes que l’on pouvait nourrir autour de cette ultime réunion du trio des Affranchis, Raging Bull et Casino (avec l’attraction supplémentaire de voir enfin Pacino jouer chez Scorsese), sur un sujet que l’on pensait connaître sur le bout des doigts. The Irishman est un film fastueux, mais intimiste au possible. Une fresque historique certes, mais partiale, oblique, teintée d’une aura sépulcrale aux contours jaunis, qui empêche à chaque instant de se laisser griser par le flot des événements pour ne laisser poindre, dans le regard lourd de reproches d’une enfant ou une voix off soudain défaillante, qu’un océan de regrets et une peur existentielle de la mort et de l’oubli.
Des débuts hésitants
Adapté du roman « I heard you paint houses » de Charles Brandt (le nom apparaît spectaculairement en ouverture du film, comme s’il s’agissait après tout de son vrai titre), The Irishman débute par la fin de Frank Sheeran, un vétéran de la Seconde Guerre Mondiale qui gagne sa vie comme camionneur au jour le jour, comme le survivant silencieusement traumatisé qu’il est. La fameuse technologie du de-aging, employée ici dans un cadre « réaliste » qui laisse beaucoup moins de marge à la suspension d’incrédulité, nous permet de voir Robert de Niro (dans son meilleur rôle depuis au moins deux décennies) incarner une version du personnage dans la vingtaine. Et c’est peu dire que durant ces premières séquences, avançant qui plus est à un train de sénateur, l’effet est particulièrement distractif et peu convaincant. L’effort effectué sur le visage, la démarche et la profondeur du regard bleu acier (on a plutôt envie de dire « reptilien » à ce stade) de De Niro est appréciable, mais il est impossible d’échapper à cette sensation de doublure numérique caoutchouteuse, qui émanait déjà de films comme Terminator Genysis ou Les gardiens de la galaxie 2. Impression qui culmine lors d’une scène de passage à tabac en plan large particulièrement ratée. Le même constat peut être fait pour Joe Pesci, qui interprète le déconcertant Russel Buffalino, boss mafieux qui prend rapidement Sheeran sous son aile. Leur première rencontre autour d’un camion en panne laisse augurer du pire, mais heureusement, le temps dans The Irishman file comme les pages d’un journal intime où les souvenirs se bousculeraient.
« À la grandiloquence de ses précédents classiques, Scorsese privilégie
le sous-entendu, l’ellipse et les regards qui en disent plus long
qu’une crise de nerfs. »
Bientôt, Sheeran se retrouve dans la force de l’âge, les visages de De Niro, Pesci et Harvey Keitel (malheureusement trop peu présent) se couvrent de quelques rides, et les montages musicaux portés par la voix off se succèdent : Scorsese enclenche la deuxième en montrant l’absence glaçante de scrupules de cet homme de main un peu rustre, machine à tuer revenue de la guerre vierge de toute émotion. Les exécutions dans The Irishman sont à son image : débarrassées de tout esthétisme, de tout semblant de chorégraphie scénique, elles ne sont que brutalité sèche et repoussante. Si les pontes de la mafia ne fonctionnent que par menaces sourdes et périphrases, comme des enfants qui joueraient aux gangsters, Sheeran, lui, est le bras armé qui personnifie les conséquences funestes de leurs décisions. À la grandiloquence de ses précédents classiques, Scorsese privilégie ici le sous-entendu, l’ellipse, et les regards entendus qui en disent plus long qu’une crise de nerfs. Au fur et à mesure de ses exactions, Sheeran perd le respect de ses enfants (Anna Paquin, formidable dans son rôle quasi-muet de conscience intraitable), se sépare de sa femme hors champ et s’attache à gagner l’amitié des puissants, sans parvenir à en être un également – pour preuve, c’est lui qui conduit la voiture de son « boss » Russel, lors de leur long et funeste périple à travers les USA.
Le maelström de l’Histoire
Rien ne résume mieux ce thème central que la relation que The Irishman dépeint entre Sheeran et Jimmy Hoffa, interprété par un Pacino en forme olympique. Face à son taiseux compère, le comédien fonctionne comme un formidable contrepoint rythmique, et peut s’en donner à cœur joie en interprétant cette figure historique complexe et pour le moins ambiguë. Hâbleur de première, le président du syndicat de camionneurs des Teamsters (« l’homme le plus puissant d’Amérique après Kennedy ») est celui par qui le torrent de l’Histoire s’enclenche au bout d’une heure de métrage. La baie des Cochons, l’assassinat de JFK, le Watergate : le tumulte de cette période cruciale pour le pays n’est pas, comme chez Oliver Stone, au centre de l’attention, mais reste un bruit de fond perpétuel, comme si le chaos du monde, dont le film suggère explicitement qu’il est le fait d’une Mafia toute-puissante, ne pouvait réussir à entraver la vie du soldat Sheeran et de ses « collègues » (dont le destin funeste est ironiquement résumé par des cartons fixes).
Au cœur de ce maelström, le film demeure accroché à ces deux hommes, qui discutent le soir venu en pyjama de leurs humeurs et de politique. Hoffa, pour Sheeran, est à la fois un mentor charismatique et un ami, tandis que Buffalino reste ce protecteur exigeant une continuelle loyauté qui ne peut être véritablement être son égal. Le dilemme meurtrier vers lequel tend le scénario ne sera une surprise pour personne, mais l’intérêt de Scorsese est ailleurs : il s’agit de scruter dans le visage numériquement rajeuni de De Niro le tiraillement douloureux qui s’opère lorsque Sheeran s’aperçoit, cruellement, que la somme de ses mauvaises actions ne lui conférera aucun pouvoir magique pour renverser le cours des choses. « It is what it is », répète Joe Pesci, tel un mantra. Sheeran est un pion, une petite main du crime, consciencieuse, mais dénuée d’âme. Qui rêverait d’embrasser le même destin en découvrant un tel personnage ?
Requiem pour des gangsters
D’autres réalisateurs auraient choisi de clore l’histoire de Frank Sheeran après la « disparition » de Hoffa, encore aujourd’hui l’un des mystères les plus durables de la mythologie américaine. The Irishman atteint pourtant son sommet après ce pic d’intensité dramatique, lorsque Scorsese décide d’embrasser pleinement le versant existentiel de cette saga somme toute assez classique dans son déroulement. Durant trois bons quarts d’heure, le film s’attache à montrer la déchéance physique, sociale et émotionnelle de Sheeran et de son clan, réduits progressivement à l’état de vieillards décatis, vainqueurs d’une guerre de pouvoir inutile, parce que dérisoire. Tout le monde y passera, dans un éclat de violence ou le silence d’une cellule, au bout d’un couloir où seule la Faucheuse prend des visites.
Scorsese et son clan, tous septuagénaires avancés, semblent prendre note de ce dernier combat artistique et philosophique, qui explique la brutalité nue de ce douloureux épilogue où tout pardon est refusé à un Sheeran transformé en vestige vivant d’une époque en voie d’oubli. Ce dont il est question ici, c’est l’héritage que l’on laisse derrière soi, la terreur qui nous saisit lorsque l’on pressent que tout ce que l’on représente partira avec nous, comme un soupir dans l’Histoire. Après trois heures traversées de saillies comiques inattendues, de personnages inoubliables caractérisés en deux répliques et de numéros d’acteurs grandioses, The Irishman s’achève le plus simplement du monde avec un plan vertigineux, dont les multiples significations nous plongent dans un abyme de réflexion… et d’admiration, ça va sans dire.