L’histoire du cinéma américain, c’est presque sûr, ne retiendra que le nom de Quentin Tarantino comme inventeur du post-modernisme teinté de nostalgie. Pulp Fiction comme date matrice de ce courant ayant contaminé peu à peu toutes les strates de la pop culture. Mais il y a une vérité qui a déjà pu être énoncée en 2006 lors de la sortie trop discrète de Kiss Kiss Bang Bang : Shane Black avait déjà inventé le concept avant même que QT ait quitté les linéaires de son vidéo-club. Black, le scénariste star des 90’s et protégé du producteur Joel Silver, à la filmographie paradoxalement très resserrée (moins de dix scripts portés à l’écran), est aujourd’hui présenté avec The Nice Guys avant tout comme le réalisateur d’Iron Man 3, comme si sa carrière avait débuté grâce aux studios Marvel.

Qu’il ait revigoré le genre du polar cynique et badass avec L’Arme Fatale, Le dernier samaritain ou Au revoir, à jamais, avant de s’évaporer volontairement, et temporairement du paysage hollywoodien, passerait presque pour une anecdote. L’immense plaisir pris à découvrir The Nice Guys, qui peut se lire comme un condensé ultime de ses obsessions, ses figures de style et ses pêchés mignons, passe aussi par l’occasion donnée de rappeler l’importance de Shane Black dans notre rapport au cinéma de divertissement hollywoodien. Un univers dont il est l’un des meilleurs peintres et l’un des plus sous-estimés artisans.

L.A. Noire, en plus funky

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C’est une évidence immédiate : The Nice Guys se déroule en Californie, à Los Angeles, pas longtemps avant Noël, à l’ombre très littérale des collines de Hollywood (que le générique funky survole)… mais en 1977. Contrairement à Kiss Kiss Bang Bang, ce nouveau et quintessenciel buddy movie est donc moins « post » que « rétro ». Black embrasse en effet dans tous ses débordements kitsch, architecturaux, politiques ou sociétaux cette fin de décennie à la fois si proche et si lointaine, avec une gourmandise non feinte. Passé un prologue aussi osé que surprenant, le film embraie à un rythme nonchalant sur la présentation de ses deux principaux héros. D’un côté Holland March (Ryan Gosling), détective privé miteux et mytho, dont le pseudo bon sens et les manières de dandy déphasé cachent mal un appétit insatiable pour l’argent facile. Le genre de type à accepter de l’argent d’une veuve amnésique lui demandant d’enquêter sur la disparition de son mari reposant dans son urne. De l’autre, Jackson Healey (Russel Crowe) voudrait lui être un véritable privé, mais il se contente de jouer des coups de poings américains sur commande, en rêvant de servir une cause plus juste.

[quote_center] »Shane Black livre un polar bien plus sophistiqué qu’il n’y paraît. »[/quote_center]

Après une rencontre fracassante (et c’est le terme approprié), le duo comprend qu’il est sur la piste d’une affaire plus tordue et dangereuse qu’il n’y paraît. La mort accidentelle d’une star du porno, Misty Mountains et la disparition d’une jeune fille nommée Amelia, pourraient cacher un complot remontant jusqu’aux grosses huiles de l’industrie de Chicago. Avant de démêler les fils très emmêlés de ce mystère à la Raymond Chandler, Holland et Jackson vont avoir affaire à des hommes de main vindicatifs, des témoins récalcitrants, des hippies malpolis… et quelques sirènes topless. Le tout avec l’aide bienvenue et inattendue de la fille de March, Holly (Angourie Rice), qui bien que vraiment trop jeune pour le job, en a déjà compris tous les rouages !

Un humour des plus Black

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Pour qui découvrirait vierge de tout a priori l’univers reconnaissable entre mille de Shane Black, grâce à l’attrait de la star Gosling, par exemple, The Nice Guys tiendra presque de la bizarrerie anachronique. Le réalisateur / scénariste réactive ici avec un soin maniaque une forme de cinéma « du milieu » qui n’a presque plus court à Hollywood, dans cette époque de franchises et d’univers pré-vendus et pré-mâchés, qui fuit la prise de risque comme la peste. Oui, il s’agit d’une comédie policière, à l’ancienne, qui fonctionne selon un principe éprouvé de montée en puissance progressive : le spectateur n’a jamais un train d’avance sur les héros, l’intrigue n’est jamais résumée pour les deux du fond qui auraient du mal à suivre, et surtout, surtout, Holland et Jackson sont des héros qui ne s’excusent jamais d’être incorrects. Black, plus encore que Tarantino, adore imaginer des punchlines aussi fleuries que grossières, et détriturer les clichés en rendant ses personnages conscients d’être les dépositaires d’un genre, d’un état d’esprit. Dans The Nice Guys, n’importe quel protagoniste, essentiel ou secondaire, peut délivrer une réplique mémorable : le flegme avec lesquels Gosling, Crowe, et le casting en grande forme qui les entoure, leur donne corps n’est que la cerise sur le gâteau.

De l’humour, le film, qu’il s’appuie sur des gags visuels, parfois récurrents (Holland n’arrête pas de tomber de diverses hauteurs, comme s’il personnifiait à regret le héros indestructible hollywoodien), ou ses dialogues hauts en couleur, n’en manque pas. Gosling, qui n’a jamais été aussi drôle à l’écran,  emprunte l’air ahuri d’un Nicolas Cage période Arizona Junior et l’attitude hystérico-sérieuse d’un Gene Wilder pour créer un personnage aussi cool qu’azimuté. Face à lui, Crowe ne peut jouer que le clown blanc à l’air sévère, mais trouve aussi une nouvelle profondeur de jeu pour personnifier ce Jackson adepte des plaisirs simples (comme les pains dans la tête). Certains trouveront cet humour peut-être trop écrit, trop maniéré : il est clair que Black n’a rien à voir avec l’école Paul Feig ou Judd Apatow, basée en partie sur l’improvisation, sur les gags étirés jusqu’au malaise. Le rythme n’a rien de frénétique, certes, mais The Nice Guys ne gâche aucune minute, aucune scène. Il déroule un scénario plus alambiqué et subtil qu’il n’y paraît, avec une efficacité d’horloger, en s’appuyant sur des péripéties farfelues et pétaradantes, qui n’empêchent pas le film d’être profondément sincère et attachant.

Les samaritains de Hollywood

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The Nice Guys est un titre ironique, cela va de soi, mais pas si innocent que cela. Plongés dans un univers où l’exploitation du sexe faible, la cupidité meurtrière et l’apathie coupable règnent en maître, Holland le pitre de service et Jackson le nounours irascible n’ont certes rien d’anges parfaits. Mais ils sont, comme souvent chez Black, d’éternels samaritains, blasés plus que cyniques, qui ne perdent jamais véritablement espoir de contribuer à améliorer le monde, avec leurs propres armes. Même s’il est à un réalisateur à la mince filmographie, Black a peaufiné avec le temps un monde aux codes immuables : la petite fille qui fait jeu égal avec son père paumé était déjà là dans Le dernier samaritain, la voix off distanciée était omniprésente dans Kiss Kiss Bang Bang, tout comme l’arrière-plan de corruption généralisée et la méfiance envers l’etablishment, une obsession présente dans toute la carrière de Black. Les Nice Guys sont là pour nous faire passer un bon moment, en ressuscitant presque d’un coup le buddy movie policier au passage, mais ils n’en oublient pas pour autant d’être des critiques acerbes d’une société malade de ses excès. Le film a beau se dérouler en 1977, les piques envers la pollution incontrôlable, la collusion entre le monde des affaires et la politique, ou les mouvements contestataires farfelus, sont intemporelles. Cette richesse narrative n’est pas si évidente à manier, et fait de The Nice Guys un polar bien plus sophistiqué qu’il n’y paraît.

Seul regret, inévitable : l’impression pour l’exégète du scénariste d’avoir déjà maintes fois emprunté cette route-là, comme si Black ne devait être condamné qu’à jouer toujours le même type de tube. Mais cette petite mélodie familière reste quand même incroyablement jouissive, et nous pousse à penser que le film, bide annoncé tout comme Kiss Kiss Bang Bang avant lui, a tout pour intégrer le rang des films cultes à se passer et à se repasser avec délectation. Et avec le retour annoncé du bonhomme sur la franchise Predator, cette mélodie risque de changer assez brutalement…


[styled_box title= »Note Born To Watch » class= » »]
Quatresurcinq

The Nice Guys
De Shane Black
2016 / USA / 116 minutes
Avec Ryan Gosling, Russell Crowe, Keith David
Sortie le 11 mai 2016
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