Il n’aura fallu que quelques années (trois, pour être précis) à Ben Wheatley pour devenir l’une des plus grandes révélations du cinéma britannique moderne. Si Down Terrace et son atmosphère de film noir social laissaient déjà transparaître un regard iconoclaste, Kill List puis Touristes ont confirmé le talent unique du réalisateur pour échapper à tout étiquetage, à toute posture facile et commerciale. Ses œuvres transgressent à chaque fois leur genre respectif (comédie, drame social, horreur, film noir) pour braconner sur des terres plus sombres et sauvages. Touristes en particulier s’échappait bien rapidement des rails de la comédie noire et joyeusement sanglante qu’elle promettait, pour suggérer chez ses personnages des comportements presque ataviques, liés à leur environnement immédiat. Cette fascination pour le caractère mystique de son pays natal, qui explique en partie l’amour de Kill List pour les classiques de la Hammer du style Wicker Man, est au centre de son dernier film en date, English Revolution (« traduction » générique du plus évocateur A field in England), qui plonge pour de bon dans l’Histoire de l’Angleterre, et pas la plus connue chez nous : celle de la Guerre Civile Anglaise, peu représentée à l’écran.

[quote_right] »English Revolution est avant tout un exercice de style, qui s’apparenterait presque à un caprice de metteur en scène. »[/quote_right]English Revolution nous téléporte donc sans prévenir au cœur du XVIIe siècle, alors qu’au loin résonnent les canons du champ de bataille. La guerre restera pendant tout le film hors-champ, n’existant que par la grâce d’effets sonores particulièrement soignés. L’action se déplace dans une campagne aux frontières floues, suivant quatre puis cinq personnages aux motivations floues. Whitehead, astrologue ayant échappé au massacre de son convoi, se retrouve coincé avec deux déserteurs un peu simplets et un soldat qui leur promet une bonne nuit de repos et/ou de luxure à l’auberge du coin. Seulement, cette promenade à travers champs n’est qu’un prétexte pour attirer Whitehead vers un sinistre alchimiste nommé O’Neil, à la recherche d’un trésor enterré dans un champ, où poussent par ailleurs des champignons aux effets très nocifs pour votre santé…

Ils sont bons mes champignons

Étrange festival – English Revolution : ils sont bons mes champignons

De l’aveu même de son concepteur, qui se base cette fois encore sur un script de sa femme Amy Jump, English Revolution est avant tout un exercice de style, qui s’apparenterait presque à un caprice de metteur en scène. Une sorte de récréation avant de s’attaquer au film de monstres Freak Shift, projet autrement plus commercial (et coûteux). Comme d’habitude, Wheatley n’a que faire des principes d’exposition et des dialogues explicatifs : cet univers-là est présenté dans toute sa crudité postmédiévale, soulignée par une insistance suspecte pour parler de constipation et montrer des pénis en gros plan. Le noir et blanc, violemment contrasté, y est presque déréglé par l’usage d’objectifs artisanaux créés pour les besoins du film, et qui donnent un aspect irréel à l’image numérique. Les paysages et les costumes d’English Revolution ont beau paraître familiers, puisque réduits à leur plus simple expression, il se dégage du film l’impression que les protagonistes évoluent sur une autre planète, dans une autre réalité. Impression renforcée par l’utilisation de ralentis extrêmes, de tableaux vivants échappés d’une quelconque installation contemporaine, d’hallucinations violentes (un énorme astre noir qui semble par exemple avaler le ciel) et surtout d’un montage stroboscopique basé sur la symétrie et la confusion des formes. Un « morceau de bravoure » consécutif à l’ingestion des fameux champignons par Whitehead, moins coloré que les délires hippies du The Trip de Roger Corman, mais qui n’en teste pas moins la résistance rétinienne du spectateur, surtout sur grand écran (un format dont le film est privé en France).

Le procédé peut paraître gratuit et abscons, mais trouve sa justification dans l’histoire même, qui oppose un alchimiste autoritaire et omniscient (il semble littéralement être arraché d’un au-delà filmique par l’intermédiaire du montage) joué par le fidèle Michael Smiley (Kill List) à une sorte d’apprenti sorcier qui trouve le moyen de se libérer des contraintes de ses maîtres en provoquant lui-même l’irruption du fantastique. Ça ne vous paraît pas clair ? Ça ne l’est pas beaucoup plus à l’écran, Wheatley prenant soin de nous installer dans un faux rythme de comédie absurde et volontiers paillarde (les dialogues sont une fois de plus délicieusement corrosifs), avant de brouiller tout repère dramaturgique et sensoriel dans son dernier tiers. Les morts reviennent à la vie, une balade (l’entêtante Baloo my boy) prend une tournure soudain plus morbide, les buissons se transforment en portails temporels et le drame façon Beckett occulte en western immobile. Ben Wheatley, une fois de plus, refuse d’être apprivoisé. Sa récréation à lui prend la forme d’un précipité arty, moins innocent et confus qu’il n’en a l’air, et toujours fidèle à ses obsessions. La marque d’un véritable auteur, dont l’évolution est loin d’être terminée.


[styled_box title= »Note Born To Watch » class= » »]

Deuxsurcinq


English Revolution
De Ben Wheatley

Royaume-Uni / 2013 / 90 minutes
Avec Reece Shearsmith, Michael Smiley, Julian Barratt
Sorti le 17 septembre en VOD chez Wild Side
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