Il ne pourrait y avoir sujet plus brûlant actuellement que le développement du djihadisme en Afrique. À l’heure où les luttes armées engagées par ce qu’il faut bien appeler des fous de Dieu ont des répercussions jusque dans l’actualité politique française, Timbuktu, le nouveau film d’Abderrahmane Sissako prend autant la forme d’un cri d’alarme édifiant que d’un geste artistique nécessaire. Le cinéaste mauritanien, après La vie sur Terre et Bamako, a choisi d’illustrer la situation que connaît aujourd’hui Timbuktu, au Mali (même si le film, pour des raisons de sécurité révélatrices, a été tourné en Mauritanie), à sa manière, sans asséner de morale manichéenne sur le sujet, mais en dépeignant une galerie de personnages, bons ou mauvais, sans excuser leurs erreurs ou surligner leurs qualités.

Une spirale inarrêtable

Timbuktu : appel à la résilience

Sissako situe l’action de Timbuktu dans une région oppressée par les djihadistes, dont les lois obtuses et privant chacun de son libre arbitre, pèsent sur ses habitants. Tabac, musique, vêtements légers… Sous couvert d’appliquer les lois du Coran, les terroristes interdisent toute activité, toute intimité, comptant sur leurs AK-47 pour faire la loi sur place. Certains choisissent de vivre à l’écart de ces turpitudes, comme l’élèveur touareg Kidane et sa famille. Fier et indépendant, Kidane n’a que ses bêtes pour occupation, mais cette spirale de terreur dont il veut s’éloigner parviendra, à cause d’un coup de feu, à l’attirer à elle. Autour de lui, la caméra de Sissako s’attarde sur une poignée d’hommes et de femmes, simples marchands, djihadistes ou Imam résigné, et dresse un portrait en creux d’une société comme tombée dans l’immobilité, où tout le monde est plus ou moins prisonnier de sa situation.

[quote_center] »Sissako ne pointe pas du doigt des responsables, ne récrée pas une chronologie particulière pour établir son dossier. »[/quote_center]

Le réalisateur s’est beaucoup exprimé sur la raison qui l’ont poussé à réaliser l’un des premiers véritables longs-métrages sur le djihadisme « moderne » : l’histoire vraie d’un couple lapidé pour avoir eu des enfants hors mariage. Ce supplice digne du Moyen-Âge, contraire à tous les principes religieux fondamentaux, a servi de déclic au cinéaste pour construire son œuvre, accusatrice certes, mais surtout éclairante. Sissako ne pointe pas du doigt des responsables, ne récrée pas une chronologie particulière pour établir son dossier : lorsque Timbuktu démarre, sur des images d’une Jeep remplie d’hommes en foulards mitraillant au jugé une gazelle fuyant à perdre haleine, puis celle d’un échange d’otage accompagné de ses prescriptions médicales, l’occupation des lieux est présentée comme un état de fait, un moment T duquel il n’est pas question de s’échapper, même si l’injustice y est quotidienne.

L’ironie face à l’oppression

Timbuktu : appel à la résilience

Le film est rempli de ces moments où la violence révolte, où l’absence de scrupules et de conscience d’une bande de machistes fanatiques fait bouillir de rage le spectateur. Mais Timbuktu n’a pas vocation à servir de catharsis : cette colère universelle, Sissako la désamorce par l’absurde, en choisissant, avec soin, d’offrir un contrepoint caustique à chacune de ses « anecdotes ». Lorsque l’utilisation du ballon de football est interdite dans la ville, une superbe scène voit les habitants se mettre à jouer avec un ballon… invisible, faisant ensuite passer leur activité pour des étirements au passage des djihadistes – qui se révèlent par ailleurs être fans de foot européen. Lorsque ces mêmes extrémistes perturbent un moment de prière en prétextant leur « sainte mission », Sissako répond via une réjouissante séquence où un djihadiste venu de France se révèle incapable, face à une caméra, de trouver une raison à sa présence au Mali. Et ne parlons pas de ceux qui prônent le masquage intégral du visage des femmes, alors qu’ils n’hésitent pas à convoiter par ailleurs une femme mariée. Moins que la résistance, c’est un appel à la résilience que Sissako lance avec force : par son montage pertinent et sa patiente mise en scène, il nous assure que la raison prévaudra, malgré les apparences, sur la barbarie, tout comme cette Malienne, fouettée pour avoir osé chanter la nuit, continue à chanter malgré la douleur.

De par son sujet, de par les constats qu’il tire de ce qui est observé (Sissako avait d’abord songé à réaliser un documentaire avant de se raviser), Timbuktu n’est pas un film facile et rassurant. L’ironie présente dans les virages poétiques et métaphoriques orchestrés par le réalisateur n’empêche pas le récit d’être tragique et sans échappatoire. Un long plan-séquence emprunt de fatalisme, qui doit beaucoup à l’imagerie du western dont Sissako s’est nourri, suffit à sceller le destin de Kidane, symbole d’une culture mise à mal par les exactions de quelques illuminés. Si cette intrigue fictionnelle pêche un peu par excès de simplicité, elle ancre le film dans une structure dramatique qui lui permet de ne pas être qu’une simple collection de vignettes à l’atmosphère étouffante. Reparti bredouille d’un Festival de Cannes où il avait pourtant fortement impressionné le public, Timbuktu est un plaidoyer puissant et subtil, essentiel pour saisir cette part de notre réalité contemporaine et comprendre les raisons qui poussent les nations à agir contre le fanatisme religieux.


[styled_box title= »Note Born To Watch » class= » »]

Quatresurcinq
Timbkuktu
D’Abderrahmane Sissako
2014 / Mauritanie – France / 97 minutes
Avec Ibrahim Ahmed, Toulou Kiki, Abel Jafri
Sortie le 10 décembre 2014
[/styled_box]