Connaissez-vous le monde des « freegan » ? Ces communautés qui fleurissent un peu partout dans le monde occidental ont un précepte simple : nous gâchons tant de choses, en tant que société, qu’il est tout à fait possible de vivre sans avoir à payer quoi que ce soit. Squatter des immeubles inoccupés, manger les rebus alimentaires des grandes surfaces (souvent jetés pour de simples raisons d’apparence, comme les fruits par exemple)… Un rude sacerdoce, auquel adhère le groupuscule The East, dans le collimateur du gouvernement depuis que ses membres s’attaquent aux patrons de multinationales, coupables selon eux de s’enrichir grâce à des agissements criminels (pollution des fleuves, exploitation de la masse laborieuse, faites votre choix). Du coup, l’une de ces compagnies fait appel à une agence de renseignement privée, dans laquelle travaille Sarah. Formée au FBI, Sarah est un genre de Clarice Starling de l’infiltration : douée, droite comme un I, autonome et jamais à court de ressources. Aussi pro que tenace, elle parvient à devenir une membre de The East, et à tout connaître de leurs plans et de leurs prochaines cibles. Elle suscite toutefois la méfiance d’Izzy, qui a des raisons très personnelles pour être rentrée dans le groupe, et se trouve fascinée par Benji, leader tacite de The East, qui rend petit à petit séduisant le concept d’anarchie et de terrorisme anti-capitaliste…

[quote_left] »Marling a du charisme mais son jeu manque de nuances. »[/quote_left]Présenté en début d’année à Sundance, The East a d’abord fait parler de lui via un trailer (dont nous parlions déjà ici) aussi haletant que cryptique, en forme de vidéo virale présentant les actions de The East, petit groupe ultra-efficace, utilisant les techniques de son temps pour mettre les puissants de ce monde au pied du mur, face à leurs actions. C’est peu ou prou cette même vidéo qui ouvre le film, réalisé par Zal Batmanglij (lire l’interview), auteur avec sa co-scénariste et actrice principale Brit Marling d’un Sound of my voice qui abordait déjà les thèmes de l’endoctrinement, des leaders charismatiques et d’opposition entre communautarisme et individualisme. Bien que peu amène et avare de paroles, Sarah est à l’instar des héros de ce précédent essai notre référent dans cette histoire. Infiltrée parmi les « freegans » et les « hobos », elle redouble de subterfuges pour finir par repérer et intégrer le groupe de Benji, composé de personnes fragiles mais déterminées, préparant leurs actions comme des cambrioleurs prépareraient leur prochain hold-up, et  « initiant » la nouvelle venue lors d’une surréaliste séquence de repas.

Au-dessus des lois ?

The East : amour et anarchie

Baigné dans une atmosphère lugubre et porté par un montage elliptique sollicitant constamment l’attention du spectateur, ce premier acte s’avère fascinant. The East passionne d’autant plus que le scénario du duo Batmanglij / Marling, pourtant rédigé il y a plus d’un an, se révèle d’une éclatante actualité, à l’heure où la colère des populations écrasées par les conséquences de la crise se porte sur les représentants du capitalisme et les hommes de pouvoir accusés d’amasser des fortunes au mépris des lois internationales. On assiste ainsi par exemple à l’empoisonnement programmé de grandes huiles de la pharmaceutique, ingérant à leur insu leur propre médicament, coupable selon The East d’accélérer la dégénérescence du cerveau. Le principe de ces actions est ainsi de confronter les grandes compagnies, via leur PDG, à leurs propres débordements et de leur en faire subir les conséquences. Là où le dilemme moral se joue, c’est dans la frontière entre l’activisme sauvage, imposé par des actes qui nécessitent de transgresser les lois, et la justice aveugle. En empoisonnant ou en condamnant des gens à mourir, ces éco-terroristes ne deviennent-ils pas tout aussi coupables que leurs victimes ?

La question reste aussi intéressante qu’ouverte, mais ce n’est finalement pas ce qui semble intéresser le plus Batmanglij et Marling. De manière assez étonnante, à mesure que le personnage de Sarah doute de ses motivations et remet en cause, plus que sa mission, son propre mode de vie (sa vie de couple tranquille, son mode de consommation, etc.), The East délaisse les terres du brûlot sociétal à la Fight Club pour se réfugier dans une forme de thriller sentimental accumulant les tares propres au cinéma indé US (bien que le film soit cette fois produit par Fox Searchlight, contrairement à Sound of my voice). L’histoire d’amour inévitable entre Sarah et Benji, que l’on voit arriver à des kilomètres, finit par vampiriser complètement l’intrigue, avec des séquences de spleen musical et de nudité gratuite (enfin, avant tout celle d’Alexander Skarsgard, qui n’est plus à ça près depuis True Blood) qui rendent même les dialogues plats et redondants. Si bien qu’au moment où arrive le dénouement de l’enquête, la tension dramatique est déjà complètement retombée et l’évolution de l’héroïne ne fait plus sens.

Une étoile est (pas encore) née

The East : amour et anarchie

Atmosphérique, visiblement documenté (le duo d’auteurs a lui-même expérimenté le mode de vie « freegan » pendant plusieurs mois), The East ne convainc malgré tout qu’à moitié, la faute à un script choisissant à mi-parcours une impasse dramatique frustrante. La faute aussi à une direction d’acteurs hésitante, entre un Skarsgard peu dirigé et une Brit Marling qui si elle possède un visage diaphane apte à accrocher le regard de la caméra, demeure encore une actrice limitée – c’est une trader de formation. Les scènes où son personnage craque nerveusement sous la pression de sa mission, qui l’oblige à être quelqu’un dont elle ne partage pas les convictions, manquent ainsi d’une vraie puissance : Marling a du charisme mais son jeu manque de nuances, et rend cette héroïne parfois aussi opaque que peu attachante. On sent en filigrane que l’importance de Marling dans la conception des films où elle apparaît au premier plan (elle était aussi le rôle principal d’Another Earth), empêche finalement une véritable mise en perspective de ses talents de comédienne ou de sa capacité à porter un film sur ses épaules, surtout face à un casting cette fois très solide.

Ce sont de fait les seconds rôles qui sont à l’origine des scènes plus fortes du film, entre la frêle Ellen Page, dont la moue boudeuse sert parfaitement le personnage fermé et mystérieux d’Izzy, Toby Kebbell (La Conspiration), désarmant dans le rôle de Doc – sans doute le protagoniste le mieux écrit de l’histoire. Patricia Clarkson (Good night and good luck) s’avère enfin redoutablement glaçante dans celui de Sharon, la patronne de Sarah, un personnage dont l’absence de scrupules sert de pointeur moralisateur un brin lourdaud, à l’image en fait d’un film dont le refus de prendre position clairement sur les thèmes qu’il a lui-même soulevés, pourra passer au choix pour une ouverture au débat ou de la paresse intellectuelle.


[styled_box title= »Note Born To Watch » class= » »]

The East, de Zal Batmanglij
USA / 2013 / 117 minutes
Avec Brit Marling, Alexander Skarsgård, Ellen Page
Sorties le 10 juillet
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