Traîné sur le bitume : série noire pour film fleuve

par | 2 mars 2020

Polar fascinant mais étiré au-delà du raisonnable, Traîné sur le bitume prolonge l’oeuvre radicale de Craig Zahler, plus solennelle et ambiguë que jamais.

une Puisqu’il n’a, jusqu’à aujourd’hui, jamais eu les honneurs d’une sortie en salles, le cinéma de S. Craig Zahler s’est forgé une réputation dans les festivals et en vidéo. Avant Bone Tomahawk, déconcertant western cannibale reparti de Gérardmer avec un Grand Prix, qui avait entendu parler de cet ex-batteur de métal reconverti en auteur stakhanoviste régurgitant scénarios sur scénarios, romans sur romans ? Spécialiste des scripts coincés dans les limbes de Hollywood, Zahler a créé sa propre niche à la force de sa plume, en mettant ce boîte ce film d’horreur « exotique » nettement plus étrange que la moyenne (et plein d’une ferme assurance pour une première réalisation), puis en enchaînant avec ce sommet de bis brutal inclassable qu’est Section 99 (alias Brawl in cell block 99, on préfère tellement ce titre VO). Traîné sur le bitume, s’il se révèle bien moins extrême que ses prédécesseurs, est à la fois le prolongement, et l’aboutissement momentané de sa démarche de cinéaste et scénariste. En trois films, Zahler a indéniablement imprimé une marque profonde dans le cinéma indépendant américain, en utilisant des figures de style, des effets de mise en scène, et un rythme tout en décalages et digressions qui n’appartiennent qu’à lui. Et tant pis si certains se bornent à le réduire à un nouveau Tarantino : il suffit de plonger dans les affres nocturnes de son nouveau long-métrage pour se rappeler qu’il y a qu’un seul réalisateur aujourd’hui à appréhender les codes du film de genre comme Zahler le fait. 

Brett Ridgeman (Mel Gibson) et Anthony Lurasetti (Vince Vaughn) sont deux flics efficaces, à l’ancienne, dont le cuir est toutefois usé jusqu’à la moelle par des années de planque et d’arrestations sans lendemain. Nostalgiques d’un temps où les choses étaient plus simples (comprendre, plus brutales et sans compte à rendre), les deux officiers de police se retrouvent suspendus après la diffusion sur les réseaux sociaux d’une vidéo de leur méthode d’arrestation un brin musclée. Aux abois avec cette perte de salaire, qui l’empêche de quitter le quartier pourri où sa famille réside, Brett doit se résoudre à franchir pour de bon la ligne rouge, en faisant appel à Anthony, lui aussi endetté, pour dévaliser un gang de braqueurs sur le point d’attaquer une banque. Bien évidemment, rien dans ce plan ne va se dérouler comme prévu, et certains vont en payer le prix fort… 

En attendant Zahler

L’ombre de Michael Mann et William Friedkin plane indéniablement sur Traîné sur le bitume, que Zahler aborde moins comme un film d’exploitation plus ambitieux que la moyenne, que comme une série noire existentielle où le caractère sociétal, politique, de l’univers dépeint importe autant sinon plus que le fil rouge du braquage servant de colonne vertébrale au récit. Flics dépassés en voie d’extinction (on est plein dans le syndrome du « white male crisis » mâtiné de conservatisme désabusé, et qui mieux que des Républicains sulfureux comme Gibson et Vaughn pour incarner ces deux personnages ?), ex-détenus sur la voie d’une impossible rédemption, bandits sans scrupules ou simples victimes collatérales d’une violence éclatant, comme toujours chez Zahler, de manière aussi expéditive que définitive : chaque protagoniste du film converge vers un point de rupture révélateur et cruel, comme si la seule réponse que l’univers pouvait apporter pour réguler une société sans morale était une violence aveugle, aléatoire. L’instinct de survie, littéralement, l’emporte sur toute autre considération dans Traîné sur le bitume, et cette morale est tout entière contenue dans une ultime réplique qui se charge de mettre le point final sur les i.

« La façon dont Zahler dilate au maximum l’ensemble de ses séquences, jusqu’à faire basculer le trivial dans le tragique, instaure un climat hypnotique qui fait mouche. »

Fallait-il pour autant un film aussi long qu’Interstellar pour raconter cette histoire de filature et de braquage ? Zahler signe certes un film moins pulp, plus terre-à-terre que Section 99, à la photo sublime, qui offre qui plus est à Mel Gibson et sa silhouette lasse et voûtée la possibilité de dévorer l’écran, son visage buriné et son regard inquiet et sanguin envahissant chaque scène avec une intensité fascinante. La façon dont Zahler dilate au maximum l’ensemble de ses séquences, jusqu’à faire basculer le trivial dans le tragique, instaure un climat hypnotique qui fait mouche, bien aidé par l’acidité de dialogues fleuris et un climax en tout point remarquable. Mais cet étirement assumé, auquel s’ajoute des digressions très littéraires et inutiles (le rôle de Jennifer Carpenter, typiquement, marche dans un bouquin, mais passe à l’écran pour un pur caprice d’auteur-réalisateur, tout comme la discussion à la Beckett dans le dernier acte entre deux braqueurs, qui rompt ce qui constitue d’abord un vrai moment de tension), en font un drôle d’objet difficile à encenser. Un polar brillant par endroits et sûr de son discours (cette réplique finale, encore une fois !) mais qui flirte par endroits avec la suffisance et peut donner l’impression d’être écrasé par sa propre solennité. Cela ne nous empêchera aucunement, malgré tout, d’atteindre le prochain forfait du prolifique Zahler (dont Park Chan-wook devrait adapter l’un des scénarios), avec une impatience encore renouvelée.